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Marie Josée Clency : «Mon père éteignait la radio quand il entendait ma voix»

Marie Josée et ses trophées.

Cette année, elle célèbre ses 66 ans de carrière, un événement qu’elle prévoit de fêter lors d’un concert à Paris. C’est dans un cadre intimiste que Marie Josée Clency nous accueille chez elle à Flic-en-Flac, et nous confie une partie de ses souvenirs. La chanteuse de 80 ans partage aussi des anecdotes sur la musique.

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Marie Josée Clency, vous êtes plutôt fringante pour vos 80 ans. Quel est votre secret ?
Je suis une femme très ouverte. Je vois la vie sous un angle différent des autres. Je suis toujours entourée de jeunes. J’ai des belles-filles et des petits-enfants. Je suis toujours avec eux. Cela me rajeunit. Nous avons toujours quelque chose à nous dire et nous partageons beaucoup de choses. Nous parlons de tout et de rien. 

J’aurai 81 ans le 21 novembre prochain et je me dis que les femmes ont besoin de partager. Ce n’est pas comme la vie de ma mère, ni même à mon époque. C’est cela mon secret.

Qu’est-ce qui explique cette énergie, que ce soit à travers votre voix ou votre présence ? 
Le séga en lui-même, si j’avais eu l’occasion de le créer, je ne l’aurais pas conçu de la même manière. Auparavant, c’était très limité. Pour moi, la scène est primordiale. Roger m’a initiée à l’univers de la scène. Il est mon mentor. 

Avant de chanter, j’aime bien me préparer sur scène pour m’y intégrer pleinement. S’harmoniser avec une scène, c’est important et être devant un public, ne serait-ce que pour l’observer, me procure du plaisir. Cela me donne envie de partager tout ce que j’ai en moi. Eux aussi, ils m’apportent quelque chose. C’est réciproque.

Faire du séga était considéré comme ‘cholo’. C’était mal vu parce qu’on devait bouger ses reins devant les autres. Chez moi, c’était interdit. On écoutait de tout, mais le séga était exclu !»

Vous repartez bientôt en France pour célébrer vos 66 ans de carrière le 10 mai à Paris. (L’interview a été réalisée le 23 avril.) Êtes-vous impatiente de retrouver vos proches et la diaspora pour partager ce moment ?
Je fêterai à la fois mes 66 ans de carrière et mes 80 ans. Le concert aura lieu à Paris, dans le 10e arrondissement, au Théâtre du Gymnase Marie Bell à 20 heures… Vous savez, la diaspora mauricienne en France m’a beaucoup soutenue, et je suis effectivement impatiente de la retrouver. C’en est de même pour mes proches.

Lors du concert, je serai accompagnée de Jean-Alain et Jean-François Clency, mes deux fils, ainsi que de mes petits-enfants. Egalement de la partie, il y aura Sebby, Georgy Permal et encore d’autres. Le concert a été prévu depuis l’année dernière, après celui de Maurice en août dernier, où je célébrais mes 65 ans de carrière.

Qu’est-ce que toutes ces années représentent pour vous ?
Je considère toujours la musique comme un travail essentiel, car c’est grâce à elle que j’ai élevé mes quatre enfants. De plus, j’ai 11 petits-enfants et six arrière-petits-enfants (rires). Je suis fille unique et maintenant je suis entourée de proches. Cela veut dire beaucoup… Je suis fière de mon parcours. C’est comme pour n’importe qui qui exerce un métier pour subvenir aux besoins de sa famille. Le séga m’a apporté toute cette satisfaction.

Êtes-vous surprise par tout ce succès ?
Un peu… Je ne m’attendais pas à cela. À mon époque, il n’y avait rien de tout cela. En voyant ce succès, je n’aurais jamais pensé que cela nous arriverait, à mon défunt mari et à moi. Nous savions que beaucoup nous aimaient, mais pour nous, tout ce que nous faisions était pour nos enfants, notre maison et notre famille. Nous pensions que le succès était réservé aux grands chanteurs et chanteuses.

J’aurai 81 ans le 21 novembre prochain et je me dis que les femmes ont besoin de partager. Ce n’est pas comme la vie de ma mère, ni même à mon époque»

Comment l’avez-vous vécu pendant ces 66 ans ?
Je ne mélangeais jamais ma vie privée et ma vie d’artiste. Quand je rentrais chez moi après le travail, je redevenais maman et épouse. Je n’ai jamais mélangé les deux, bien qu’il m’arrivait de chanter à la maison.

Ressentez-vous de la nostalgie en pensant à votre défunt époux, Roger Clency, qui n’est malheureusement plus là pour partager la scène avec vous ? 
Ah oui ! Cela fait maintenant 13 ans qu’il nous a quittés. Cela me touche toujours, surtout en regardant des vidéos de lui. Entendre sa voix sur nos chansons et le voir sur des photos m’émeut profondément. J’avais seulement 13 ans lorsque je l’ai rencontré, et lui avait 15 ans.

Même après sa mort, vous brillez toujours sur scène. Comment faites-vous pour toujours avoir cette passion et ce courage de chanter ? 
Je lui dois tout. J’ai promis à Roger, sur son lit d’hôpital, que je continuerai à chanter. Je ne savais pas qu’il allait mourir. Je lui avais rendu visite la veille de sa mort. Je devais partir en France et je ne pouvais pas rester longtemps. Je devais me produire dans un concert. Je devais faire la première partie de The Prophecy en Suisse. Je lui ai dit : « J’ai un concert où je dois aller chanter. » Il m’a répondu : « Tu dois continuer, avec ou sans moi. » 
Grâce à lui, je prends toujours plaisir à chanter. Je le sens avec moi quand j’ai un concert à faire et avant de monter sur scène. Je lui demande de me donner du courage. Pour tout vous dire, avant, il m’arrivait d’oublier les paroles sur scène. Depuis qu’il n’est plus là, j’ai l’impression qu’il me donne la force de foncer. Il me dit : « La scène est pour toi, vas-y. »

Je n’avais pas le droit de chanter et de danser le séga. J’ai dû demander la permission à mes parents»

Retournons en arrière. Pourquoi la musique ? 
C’est toujours à cause de Roger. Il a été là dans tout ce que j’ai fait dans ma vie. Et dire que je n’avais pas le droit de chanter et de danser le séga ! J’ai dû demander la permission à mes parents. Mon père m’a donné la chance, je dirais, la veille de sa mort, de chanter. Ma belle-mère me disait toujours qu’à chaque fois que mon père entendait ma voix à la radio, il l’éteignait.

Néanmoins, vous vouliez devenir infirmière ? 
De cela, mes parents étaient contents. J’étais au collège Bhujoharry. J’ai fait jusqu’au School Certificate. Je faisais la fierté de la famille. C’était quelque chose pour eux. Toutefois, je ne les ai pas écoutés. J’ai fini par suivre mon cœur, celui que j’aimais. Ils n’étaient pas d’accord. Cela n’a pas été facile de faire accepter Roger. Ce n’est que lorsqu’il est entré dans la police qu’il est devenu quelqu’un à leurs yeux.

Cela a été un changement radical… 
Carrément ! (rires)

À quel moment vous êtes-vous dit que vous vouliez être chanteuse ? 
Quand j’ai commencé à enregistrer mon premier disque, c’était « Samedi soir » et « Valse créole ». (Elle fredonne les deux chansons.) J’ai dû demander à ma mère, qui était beaucoup plus tolérante, de me laisser enregistrer ce disque. Je lui ai dit : « Je te promets que tu seras fière de moi. » J’ai réussi à le faire.

Vous vous souvenez de vos débuts dans la musique ? 
J’étais initialement très timide au début et mes parents étaient très sévères. Quand j’ai commencé à chanter à l’hôtel, le secteur du tourisme commençait à Maurice. C’était en 1957. Notre carrière a véritablement débuté à ce moment-là et nous avons toujours interprété nos propres chansons, pas des reprises.

Mon défunt mari et moi pensions que le succès était réservé aux grands chanteurs et chanteuses»

Pourtant à l’époque, faire du séga n’était pas bien vu… 
C’était considéré comme « cholo ». C’était mal vu parce qu’on devait bouger ses reins devant les autres. Chez moi, c’était interdit. On écoutait de tout, mais le séga était exclu !

Était-il difficile pour la jeune femme que vous étiez d’accepter tout cela ? 
J’ai aimé le séga grâce à Roger. Vous savez, quand on a l’amour pour quelqu’un, on finit par aimer tout ce qu’il aime.

Comment cela a évolué pour vous ? 
Nous avons continué le séga même si c’était qualifié de « cholo ». Auparavant, il y avait moi, Cyril Labonne, Alain Permal, Serge Lebrasse, Ti Frer, Francis Salomon et encore d’autres. Aujourd’hui, on dit toujours « cholo », mais ce n’est pas péjoratif comme c’était le cas autrefois.

Et l’inspiration pour écrire vos ségas, d’où vient-elle ? 
Roger Clency était celui qui écrivait nos ségas. Je n’étais qu’interprète. Il m’a toujours aidée à être ce que je suis aujourd’hui… Il s’inspirait de la vie de tous les jours. Nous vivions ensemble. Il me connaissait bien. Il savait quelles paroles étaient nécessaires…

Les paroles de vos chansons sont quelque peu piquantes… 
Vous savez, avant de présenter un séga sur scène, il y avait la commission de censure. Il fallait expliquer l’histoire derrière chaque chanson. Je dirais que Roger était un peu comme Serge Gainsbourg. Prenons l’exemple de « Pa touss mo zwe zwe », c’était une histoire de son oncle. C’étaient les adultes qui utilisaient ce terme. 

Pour la petite histoire, quand je l’ai aimé, j’avais 13 ans. Son oncle lui disait : « Mo garson, atansion, mo konn sa tifi-la depi lontan, pa touss so zwe zwe hein. » (Rires) Nous aussi, nous ne savions pas exactement ce que cela voulait dire. C’est lui qui nous l’a expliqué.

Avant ma mort, je veux continuer à partager ma musique. C’est ma manière de vous rendre quelque chose en retour. Vous m’avez beaucoup donné»

Est-ce cela qui fait le charme de vos ségas ?
Exactement ! (Rires)

Et dans deux de vos ségas, vous souhaitez que l’Anglais reprenne votre mari et dans l’autre, vous réclamez ce même mari ? 
Mon père était à l’armée et son père l’était aussi. Ils partaient et laissaient leurs femmes et leurs enfants. Pour Roger, son inspiration venait de l’idée de « rande » et « repran ». Quand les maris revenaient sur l’île, certains devenaient « fezer » dès qu’ils avaient acquis un peu de vocabulaire anglais (rires). À ce moment-là, Roger se disait qu’il devait y avoir une continuité dans ce séga. Ça ne pouvait pas s’arrêter là. Sa tête était remplie d’inspiration.

Sinon, de quoi êtes-vous le plus fière dans votre vie ?
J’ai été récompensée à de nombreuses reprises. Mon premier trophée m’a été remis par le Lord-maire. Mes parents étaient très fiers et heureux pour moi. La musique m’a également ouvert les portes du monde. Avec Roger, nous avons voyagé en Inde, en Australie, en Europe et au Canada, pour n’en nommer que quelques-uns. J’ai résidé en France pendant près de quarante ans. J’ai régulièrement effectué des allers-retours entre Maurice et la France.

Ensuite, je dirais que la musique m’a façonnée en tant que femme. En tant que mère de famille, j’ai su naviguer dans ma vie de femme malgré les défis. Concilier ma vie quotidienne avec ma carrière de chanteuse de séga n’était pas facile… Certaines personnes ne m’ont connue que par le biais de la télévision jusqu’à présent.

Hormis la musique, avez-vous pu accomplir tout ce dont vous aviez rêvé ?
Je n’ai pas pu embrasser la carrière d’infirmière, mais ce n’est pas un regret. J’ai mené une vie riche et épanouissante. Je suis toujours présente et je continue à agir au service des autres.

La femme en vous est-elle heureuse ?
Je suis une femme heureuse. En vous regardant et en regardant les jeunes, cela me fait plaisir. J’aime beaucoup discuter avec les jeunes. 

Qu’auriez-vous souhaité faire de plus pour contribuer davantage au développement du séga mauricien ?
Accompagner les jeunes. Ils me font ce plaisir. À chaque fois, ils me demandent d’être là. 

Quelle est votre perception de la musique locale actuelle ?
J’adore ! Les jeunes font une belle musique. Je les trouve très doués et je les félicite. J’ai eu le plaisir de partager la scène avec certains d’entre eux lors de mon dernier concert à Maurice, une expérience enrichissante. J’ai également eu l’opportunité de collaborer avec eux. Mon conseil serait de garder une certaine mesure dans leur art.

Pour finir, un message à vos proches et à vos fans ?
Ce que j’aimerais dire, c’est que je célèbre mon anniversaire de carrière. Cela ne signifie pas que j’arrête de chanter. Je vais poursuivre ma passion. C’est pour vous exprimer ma gratitude que je continue. Je suis là grâce à vos parents et à vos grands-parents. Ils m’ont soutenue et m’ont permis d’atteindre mes 66 ans de carrière. Avant ma mort, je veux continuer à partager ma musique. C’est ma manière de vous rendre quelque chose en retour. Vous m’avez beaucoup donné.

 

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