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Psychotropes : quand des pharmacies alimentent le trafic

psychotropes

• Environ 8 millions de comprimés importés par an

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• Quatre permis de pharmacie suspendus depuis le début de l’année

Des psychotropes sont vendus aux toxicomanes dans certaines pharmacies, sans prescription médicale. Cela grâce à une complicité entre quelques propriétaires de pharmacies et des médecins. C’est ce qui ressort de notre enquête sur le terrain et auprès des travailleurs sociaux, des propriétaires de pharmacies et des pharmaciens.

«Qui a dit qu’il faut obligatoirement avoir une prescription médicale pour se procurer des psychotropes ? Dans certaines pharmacies, ils sont vendus au noir à prix excessif, surtout aux toxicomanes. » Cette dénonciation des travailleurs sociaux et d’anciens toxicomanes s’est avérée juste à la lumière de l’enquête de Le Dimanche/L’Hebdo. Le trafic peut être décliné en trois parties.

1. Connivence toxicomane-médecin

Certains médecins, surtout des généralistes, sont réputés parmi les toxicomanes pour prescrire des psychotropes « avec facilité ». D’ailleurs, des propriétaires de pharmacie disent qu’ils sont « top of the list » dans la prescription des psychotropes, bien plus que les psychiatres. Deux d’entre eux, contactés dans le cadre de cette enquête, se défendent de « prescrire abusivement » des comprimés psychotropes. « Est-ce qu’un toxicomane ne peut tomber malade ? Ne peut-il avoir des problèmes d’insomnie, de fortes douleurs liées à son système nerveux, qui nécessiterait des psychotropes ? Avant de venir me pointer du doigt, renseignez-vous sur le ratio patients toxicomanes/patients non-toxicomanes auxquels j’ai prescrit des psychotropes », lance le premier praticien. Quant au second, il se réjouit qu’il n’y ait pas un seul toxicomane dans sa salle d’attente. « Sur les quatre patients, il n’y a pas un seul toxicomane », dit-il fièrement. Des usagers de drogues soutiennent, toutefois, que l’apparence est souvent trompeuse, car certains de ces médecins se présentent comme des Mr Clean en ne recevant pas de toxicomanes à leur cabinet. Ils remettent les prescriptions sans consultation aux proches ou conjoints des toxicomanes.

2. Connivence pharmacie-médecin

Selon nos recoupements, le trafic se concentre au niveau de certaines pharmacies, où les psychotropes se vendent sans prescription, mais à un prix exorbitant. À titre d’exemple, une plaquette de dix comprimés d’un certain médicament, vendue normalement à Rs 60, atteint au noir jusqu’à Rs 700. Ce qui représente 1 066 % de profits. Aux dires d’un groupe de pharmaciens, c’est pour cette raison que certaines officines ne vendent des psychotropes qu’à des clients présentant une ordonnance dûment signée par un spécialiste, en général, un psychiatre. « À ces patients, il faut vendre aux prix recommandés. Les préposés de ces pharmacies vous diront qu’ils n’ont pas ces médicaments, alors qu’ils en ont en stock. C’est une question de sous », dénoncent des pharmaciens qui ont été témoins de ce trafic.

Comment ces pharmacies arrivent-elles à vendre des psychotropes sans prescription, alors que le registre de vente doit être soumis au ministère de la Santé chaque année ? « Il existe une relation incestueuse entre certains propriétaires de pharmacies et des médecins », dévoilent des pharmaciens. Leur mode opératoire est simple : les médecins en question fournissent à ces propriétaires de pharmacies des prescriptions contre de grosses sommes pour couvrir la vente des psychotropes.

À quels noms ces prescriptions sont rédigées ? « Des noms réels et des noms fictifs. Qui sait si votre nom n’a pas été utilisé par un médecin véreux ? Un médecin peut mettre n’importe quels noms et même fabriquer des noms, car il n’y a aucune loi et aucun règlement qui exigent que l’on présente sa carte d’identité pour obtenir une prescription », répondent-ils.

3. Connivence entre pharmacies

Il nous revient également qu’il y a une complicité entre des propriétaires de pharmacie pour l’écoulement des stocks de psychotropes. Le ministère de la Santé exerce un contrôle sur l’importation et la distribution de ces comprimés aux pharmacies. Chacune d’elle n’a droit qu’à dix boîtes de comprimés par catégorie, ou par molécule, comme on le dit dans le jargon pharmaceutique. Certains propriétaires, vendeurs de psychotropes sans prescription, jettent leur dévolu sur leurs confrères qui n’écoulent pas beaucoup de psychotropes ou qui ne les vendent que contre prescription. « Pas moins de trois d’entre eux avaient pris contact avec moi pour me proposer de puiser dans mon quota. Ensuite, je devais leur refiler la cargaison qu’ils devaient écouler sur le marché. En contrepartie, ils m’auraient fourni des prescriptions médicales et m’auraient donné au moins trois fois le prix de vente. Je n’ai pas accepté. Je sais que quelques collègues se prêtent à ce jeu », nous confie un propriétaire de pharmacie.

Chaque année, environ 8  millions de comprimés psychotropes sont importés. D’aucuns sont unanimes sur un point : le contrôle doit commencer en haut de l’échelle. « Le département pharmaceutique du ministère de la Santé doit exiger aux importateurs de soumettre un relevé mensuel de la distribution des psychotropes par pharmacie », soutiennent-ils. Selon ces pharmaciens et propriétairtes de pharmacies, ce relevé sera révélateur à plus d’un titre. D’abord, le ministère pourra établir une liste des pharmacies vendant énormément de psychotropes, voire celles qui épuisent leur quota. Ensuite, il pourra mieux cibler celles « se livrant à des transactions louches ». De plus, ce contrôle strict découragerait les magouilles des importateurs et des pharmacies. Nos interlocuteurs proposent au ministère de la Santé d’exiger des pharmacies qu’elles soumettent leur registre de vente à la fin de chaque mois. Ils réclament également une enquête pour dresser une top list des médecins qui prescrivent le plus de psychotropes. À leur avis, il faut aussi contrôler la vente de certains sirops, surtout ceux très prisés des toxicomanes.

Quand il s’agit d’argent, certains sont disposés à enfreindre l’éthique. Dans le cas de la vente illégale de psychotropes, des brebis galeuses parmi les propriétaires de pharmacie nourrissent la dépendance aux substances illicites.

Arshad Saroar, vice-président de l’association des pharmaciens : «Nous ne pouvons assumer de telles responsabilités»

Le porte-parole et vice-président de l’association des pharmaciens, Arshad Saroar, se dit outré de l’attitude de certains pharmaciens qui vendent des psychotropes illégalement. « Il y a des brebis galeuses dans toutes les professions. En ce qu’il s’agit de la vente des psychotropes, pratiquement tous les pharmaciens respectent la loi. Une enquête menée par l’association démontre que seules une ou deux pharmacies du pays font fi des règlements. Pourtant, des membres de l’association ont déjà approché les pharmaciens soupçonnés dans le passé. Ces derniers n’ont pas voulu entendre raison. Au niveau de l’association des pharmaciens, nous ne pouvons assumer de telles responsabilités. La balle est dans le camp de la brigade anti-drogue (Adsu) et du ministère de la Santé », déclare Arshad Saroar.

Si le président de l’association dément l’existence d’un réseau de vente de psychotropes, il ne nie pas celle d’un axe médecins-pharmaciens, pour ce qui est des prescriptions de complaisance. Selon Arshad Saroar, la seule raison poussant les médecins à s’adonner à ce genre de magouille est l’appât de l’argent facile. « Ces cinq dernières années, on a été témoin de suspensions de pharmaciens et de médecins. Certains d’entre eux ont même été radiés de l’ordre », affirme-t-il.

Selon nos recoupements, quatre pharmacies ont vu leur permis suspendu depuis le début de l’année.

Danny Philippe et Imran Dhanoo dénoncent

Danny Philippe, le président du Collectif urgence toxida (CUT) et Imran Dhanoo, directeur du centre Idrice Goomany (CIG), dénoncent la vente douteuse de psychotropes dans certaines pharmacies. Si Danny Philippe dit être en faveur d’une « révision des lois concernant la lutte contre la drogue », Imran Dhanoo est, lui, d’avis qu’il faut « effectuer des descentes dans les pharmacies ».

Les deux travailleurs sociaux concèdent qu’il y a un trafic de psychotropes dans certaines pharmacies du pays. « D’ailleurs, c’est un trafic qui perdure depuis une quinzaine d’années. Les autorités sont au courant de la situation, mais n’agissent pas. Il y a quelque chose qui cloche dans le système », s’insurge Danny Philippe. Selon le président de CUT, la meilleure façon d’agir serait de revoir les législations régissant la lutte contre la drogue. « La vente de psychotropes sera toujours sujet à des abus, car c’est un trafic qui génère de l’argent. Mais, outre les contrôles rigoureux des autorités dans les pharmacies, il faut aussi décriminaliser les lois concernant les drogues, car ce sont les consommateurs qui se retrouvent en prison. Un plan de travail doit être mis sur pied et chaque département doit assumer ses responsabilités », dit-il.

Imran Dhanoo explique qu’il y a un rajeunissement des consommateurs de psychotropes. Le craze du moment, selon le directeur du CIG, est la consommation de certains médicaments destinés aux personnes souffrant d’anxiété et aux épileptiques. Ces médicaments provoquent une ivresse et une somnolence extrême. Les jeunes de moins de 30 ans, selon Imran Dhanoo, peuvent consommer dix capsules d’une traite. Par ailleurs, il estime qu’il y a trop de pharmacies. « Un  tel nombre a tendance à favoriser le commerce illégal de psychotropes, bien qu’il y ait un contrôle des ventes de médicaments. Un inspectorat doit être créé, afin de régulariser la situation, à travers des descentes dans les pharmacies », propose-t-il.


Rs 15 000 de revenus quotidiens pour être rentable

Des propriétaires de pharmacie s’accordent à dire qu’une pharmacie ne peut être rentable sans un chiffre d’affaires minimal de Rs 15 000 par jour, soit Rs 450 000 par mois. Avec une marge de profit de 18 %, le revenu s’élève ainsi à Rs 81 000. Les dépenses tournent autour de Rs 73 000. Rs 8 000 vont dans la poche du propriétaire de la pharmacie. C’est pour cette raison que certains propriétaires de pharmacie s’adonnent à la vente illégale de psychotropes.

Dépenses Rs
Pharmacien 30 000
Deux employés 18 000
Location 10 000 
Utilitaires 4 000
Assurance 1 000
Alarme 1 000
Services 2 000
Internet 1 500
Comptable 1 000
Prêt bancaire 5 000

Régularisation de la profession : Vers la finalisation d’un « Code of Practice »

Le Pharmacy Council prépare un Code of Practice pour les pharmaciens. Ce guide complet, explique Faizal Elyhee, président du Pharmacy Council, « vise à mettre de l’ordre dans les pharmacies du pays ». Depuis 2016, le Pharmacy Council prépare ce code de conduite, qui sera bientôt finalisé. Faizal Elyhee est confiant que  le Code of Practice encouragera les bonnes pratiques dans les pharmacies. Il souligne que ce code « est adressé aux pharmaciens, car ils sont directement concernés par la vente de psychotropes ». « Le Pharmacy Council va également se pencher sur la formation, à travers le Continuous Professional Development. Ce faisant, le conseil va s’assurer que les pharmaciens assimilent les lois telles que la Pharmacy Act, la Dangerous Drugs Act, et la Pharmacy Council Act », précise le président du Pharmacy Council. Faizal Elyhee souligne, par ailleurs, que les pharmaciens qui bafouent la loi « seront réprimandés ». En vertu du Pharmacy Council Act, dit-il, le Pharmacy Council a le droit de prendre des actions telles que stipulées par la loi.


Arvind Mayaram, président de Pharmacy Owners of Mauritius : «Pas de psychotropes sans prescription»

Le président de la Pharmacy Owners of Mauritius, Arvind Mayaram, est catégorique. Les propriétaires de pharmacies ne fournissent pas de psychotropes sans la prescription d’un registered practitioner. Il ajoute également que des inspecteurs du ministère effectuent des visites fréquentes dans les pharmacies.

« Le ministre de la Santé fait son travail. Les inspecteurs analysent le ledger book de la pharmacie et le comparent à la cargaison de psychotropes ayant été commercialisée ou en stock », avance Arvind Mayaram.

Ce dernier, qui est le propriétaire de la pharmacie Mayaram, à Vacoas, dément qu’un certain nombre de pharmacies favoriserait le trafic de psychotropes. À ce jour, 360 pharmacies opèrent dans le pays.

 

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