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Sir Anerood Jugnauth : ce fin stratège politique

SAJ s’adressant à la foule au Champ de Mars.
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Avec la disparition de sir Anerood Jugnauth, Maurice perd un géant. L’ancien Premier ministre et ancien président de la République a connu la plus longue et la plus riche carrière politique qui s’est étendue sur six décennies. Mais cela n’aurait pas été possible sans son flair hors du commun.

Jeudi 3 juin 2021. Il est 19 h 41 quand sir Anerood Jugnauth s’éteint des suites d’une longue maladie. Consternation et impuissance animent les quelques proches présents dans la chambre de la clinique Darné, Floréal, où il avait été admis en début d’après-midi. Avec ce départ, c’est tout un pan de l’histoire de l’île Maurice postindépendance qui disparaît. 

Le jeune Anerood a fait ses premiers pas en politique en 1957 - l’année même de son mariage avec Sarojini Ballah. Il sera alors conseiller et ensuite président de village de Palma, avant de passer à l’étape supérieure en intégrant l’Independent Forward Block (IFB) des frères Bissoondoyal. Pour l’anecdote, au secondaire, il prenait des leçons particulières avec Sookdeo Bissoondoyal, leader de l’IFB.

En 1963, Anerood Jugnauth est présenté comme candidat à Rivière-du-Rempart, le pays comptait alors 40 circonscriptions. Le natif de Palma était alors avocat depuis sept ans après des études de droit à Londres où il avait été admis au barreau au Lincoln’s Inn. Élu le 21 octobre 1963, SAJ participera à la conférence constitutionnelle de Lancaster House, à Londres, au nom de l’IFB. Les principaux partis mauriciens y avaient discuté de l’indépendance du pays.

« L’IFB était très méfiant vis-à-vis de sir Seewoosagur Ramgoolam. Sookdeo Bissoondoyal estimait que ce dernier était un corrompu et qu’il allait mener Maurice à sa perte. D’ailleurs, Bissoondoyal voulait que les Britanniques gardent le ministère des Finances et celui des Affaires étrangères. Mais, SAJ l’avait convaincu de nécessité de faire de Maurice un pays indépendant. Ça a été une étape très importante », explique l’historien Jocelyn Chan Low.

Les Britanniques avaient exigé que la majorité des quatre partis mauriciens se prononcent en faveur de l’indépendance. Sinon, Maurice allait rester colonie anglaise. Et déjà, le PMSD s’était prononcé contre. Sans l’IFB, l’Indépendance était donc impossible.

En décembre 1965, SAJ allait intégrer le gouvernement de SSR, toujours comme membre de l’IFB, en tant que ministre d’État au Développement. En novembre 1966, il est nommé ministre du Travail. Mais le 17 avril 1967, Anerood Jugnauth claquera la porte du Conseil des ministres et quittera la scène politique.

SAJ en compagnie de Rajiv Gandhi en visite à Maurice en 1986.
SAJ en compagnie de Rajiv Gandhi en visite à Maurice en 1986. (Crédit : GIS)

« Il n’était pas d’accord avec les gaspillages du gouvernement et avait pris de l’emploi à la magistrature », relate Jocelyn Chan Low.

Pendant cette même période, un parti émergeait. Le Mouvement militant mauricien (MMM), positionné très à gauche, surfait pleinement sur la vague socialiste. Anerood Jugnauth a été ainsi approché par les Mauves pour intégrer le parti et jouer un rôle principal. « Depuis 1974, le comité central et le bureau politique du MMM proposaient Anerood comme candidat au poste de Premier ministres », se rappelle Rama Poonoosamy, ancien dirigeant du MMM et ancien directeur de campagne nationale.

Pourquoi lui et personne d’autre ? « C’était le seul qui avait une certaine expérience au sein d’un gouvernement. C’était un avocat qui défendait des militants dans des procès, à une époque où la répression régnait », explique Rama Poonoosamy.

En 1976, le MMM a remporté les élections générales avec 34 députés, y compris les ‘best losers’. Mais une alliance post-électorale entre le PTr et le PMSD allait leur permettre de former un gouvernement avec 36 députés.

SAJ est alors devenu leader de l’opposition. « Il faisait son travail au Parlement dans le respect des lois et des procédures. Mais, en dehors de l’Assemblée nationale, c’était le triumvirat Paul Bérenger/Cader Bhayat/Anerood Jugnauth qui menait le MMM », souligne Rama Poonoosamy.

60-0 

Il occupera le poste de leader de l’opposition jusqu’aux élections générales de 1982. En alliance avec le PSM d’Harish Boodhoo, les Mauves allaient décrocher le premier 60-0 de l’histoire du pays. Le 12 juin, SAJ deviendra Premier ministre pour la première fois. De 1982 à 2014, il sera élu à six reprises au poste de chef du gouvernement.

Mais le ver était déjà dans le fruit. « Les éléments qui ont mené vers la cassure de 1983 étaient déjà présents et cela pour diverses raisons. Le MMM avait remporté les élections avec un programme du changement. Les attentes de la population étaient grandes. Mais Paul Bérenger, ministre des Finances, avait présenté un programme d’austérité. D’autres facteurs sont venus s’y greffer », avance Jocelyn Chan Low.

Toutefois, pour Rama Poonoosamy, beaucoup de décisions importantes en faveur du pays ont été prises. « La situation économique était difficile. Notre programme contenait des mesures phares et fortes. On avait, par exemple, réduit le nombre de ministres et réduit leurs salaires. On a aussi reconnu l’African National Congress (ANC) de Nelson Mandela, alors qu’il était considéré comme un parti terroriste par les pays occidentaux. Entre-temps, nous avions introduit le journal télévisé en Kreol. Il y avait eu d’autres innovations », dit-il.

Neuf mois après les élections générales de 1982, le MMM a implosé. Plusieurs députés, dont 12 ministres, quittent le gouvernement. Le pays est rappelé aux urnes. Mais, loin de baisser les bras, SAJ créera le Mouvement socialiste militant (MSM) à la place de la Foire, à Vacoas, le 8 avril 1983. Avec lui, les ennemis politiques d’hier : le PMSD et le PTr. Ils remportaient alors les élections du 21 août 1983. « Il avait été très pragmatique en formant cette alliance », commente Jocelyn Chan Low.

Brin de causette entre Pravind et sir Anerood Jugnauth au Bâtiment du Trésor.
Brin de causette entre Pravind et sir Anerood Jugnauth au Bâtiment du Trésor. (Crédit : GIS)

Mais le ‘mood’ dans le pays avait changé. « Les élections de 1983 étaient l’antithèse de celles de 82. En 1982, c’était ‘Enn sel lepep enn sel nasyon’. En 1983, il y avait de la division. Si ou pa konn ’82 ou regrete, si ou konn ’83 ou sagrin, disait-on », selon Rama Poonoosamy.

Ce flair politique accompagnera SAJ aux élections de 1987 et 1991. Les jeux d’alliance lui permettaient de se maintenir au pouvoir. Par ailleurs, en 1991, il s’alliera de nouveau avec le MMM. « Les deux blocks de militants se sont retrouvés. Mais cela n’allait pas être sans anicroches avec la décision de SAJ de révoquer Paul Bérenger. Il avait appris que ce dernier avait dîné avec Navin Ramgoolam », se rappelle Rama Poonoosamy.

« SAJ savait qu’il dépendait des alliances, car il ne disposait que de 20 % de l’électorat. C’était un fin stratège », conclut Jocelyn Chan Low.

Mais, en 1995, renversement de situation. Le MMM et le PTr feront alliance. Navin Ramgoolam est présenté comme Premier ministrable. Le MSM mordra la poussière avec un 60-0. Les observateurs prédisaient la fin de la carrière de SAJ.

Toutefois, grâce à une nouvelle alliance avec Paul Bérenger, il fera un retour fracassant aux élections de 2000 en écrasant le PTr.

En 2003, Paul Bérenger accédait au poste de Premier ministre, propulsant SAJ à la présidence de la République. 

Sans SAJ, l’alliance MSM/MMM allait connaître  un échec aux élections de 2005. SAJ ne démissionnera pas de la Présidence, malgré les efforts entrepris par Navin Ramgoolam pour le faire partir. Mais, en 2008, le même Ramgoolam lui offrira un second mandat, de peur de laisser sir Anerood Jugnauth enfiler de nouveau son costume de politicien. SAJ restera au Réduit jusqu’au 30 mars 2012.

SAJ en compagnie de sa complice de toujours, lady Sarojini.
SAJ en compagnie de sa complice de toujours, lady Sarojini. (Crédit : GIS)

C’est encore une fois Paul Bérenger allait le convaincre de redescendre dans l’arène politique pour un « remake ». SAJ devait accepter le challenge, d’autant plus que le MSM, dirigé par Pravind Jugnauth, qui avait fait partie du gouvernement en 2010, s’était retrouvé dans l’opposition.

2e miracle économique

Mais Paul Bérenger lui ayant fait faux bond en s’alliant avec le PTr, c’est avec le PMSD et le Muvman Liberater que le MSM allait participer aux élections. Sur le papier, le PTr/MMM partait largement favori. Mais l’électorat, séduit par la promesse d’un deuxième miracle économique, allait voter pour l’Alliance Lepep.

« C’est SAJ et non pas le MSM qui a remporté les élections du 10 décembre 2014. C’est sa victoire. Un véritable exploit », est d’avis l’historien Jocelyn Chan Low. Mais l’homme a alors déjà 84 ans. 

Le 23 janvier 2017, à la surprise générale, sir Anerood allait céder son fauteuil de Premier ministre à son fils, Pravind. Un développement qui est resté en travers de la gorge de pas mal de gens, d’autant plus que cette démission n’était pas attendue. SAJ prendra alors le poste ministre mentor et restera en retrait. En novembre 2019, il prendra officiellement sa retraite politique à l’âge de 89 ans.

À partir de là, ce n’était que très sporadiquement qu’il refaisait surface dans des fonctions. Il est décédé le 3 juin 2021 à 91 ans.

 

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