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Analyse : La cigale mauricienne

À peine un an depuis sa dernière publication, Fifty Economic Steps, Éric Ng nous revient déjà avec un nouveau livre Maurice la cigale et nous apporte encore une fois sa pierre à l’édifice visant au développement et à la diffusion de l’information et des connaissances économiques. À travers cet ouvrage, il entame un processus de dialogue intellectuel et de réflexion profonde sur une vision systémique des enjeux économiques, sans hésiter d’aborder en profondeur de nombreux sujets et problèmes fondamentaux auxquels le pays est confronté. Ce nouveau livre en témoigne d’ailleurs, car il est empreint de son authenticité coutumière et de son profond désir d’agrémenter à sa manière notre paysage intellectuel.

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En effet, cette démarche sort de l’ordinaire de par son originalité car elle parvient à nous faire redécouvrir les fables de La Fontaine sous un prisme économique. Par exemple, il y a évidemment La Cigale et La Fourmi , dans laquelle on peut en tirer des leçons sur le travail et l’épargne, ou Le chat, la belette et le petit lapin qui aborde des notions sur la propriété privée, ou encore La laitière et le pot de lait, dans laquelle La Fontaine nous fait la morale sur l’investissement. On n’est donc pas étonné qu’Éric se soit inspiré du magnifique cortège animalier que fait vivre La Fontaine dans ses fables pour couvrir un large éventail de sujets très pertinents allant de l’épargne, la dette, la monnaie, la démographie, en passant par le commerce extérieur, l’emploi, la compétitivité, le rôle de l’état et des médias jusqu’au marché boursier et monétaire, et même les crypto-monnaies, pour ne citer que quelques sujets.

Nous connaissons tous l’attachement d’Éric aux thèses de l’école autrichienne. Dans ce livre, il démontre l’importance de l’épargne pour la croissance économique tout en condamnant une dépendance excessive sur le modèle keynésien de stimulation de la consommation. Dans le même esprit, on peut citer Ludwig Von Mises, un des leaders de l’école autrichienne, qui a caractérisé les stimulus programmes comme étant « la vaine tentative d'accomplir le miracle biblique de transformer des pierres en pain ». Moi par contre, étant économètre de formation, je me sens plus proche des notions d’utilitarisme et de marginalisme, notions centrales à la modélisation économique. Donc, tout en étant évidemment d’accord avec la finalité de l’argument d’Éric, je ferai plutôt référence au modèle de Solow, qui démontre qu’une hausse du taux d’épargne entraîne une hausse temporaire du taux de croissance et recule l’instant où l’économie atteindra son état stationnaire en l’absence de progrès technique. Donc, théoriquement, dans un cadre néoclassique, l’épargne devrait jouer un rôle essentiel dans la croissance, car elle apparaît nécessaire pour financer l’investissement.

À Maurice, ce qu’on peut observer, c’est que la hausse constante de la consommation pendant plusieurs années, tant privée que publique, a entraîné une baisse conséquente de l'épargne. En effet, après avoir oscillé autour de la barre des 25 % au milieu des années 2000, le ratio de l'épargne brute sur le PIB a poursuivi sa tendance à la baisse, passant sous la barre des 10 % en 2018, pour la première fois depuis plusieurs décennies, entraînant ainsi une aggravation du resource gap déjà élevé. Cette dynamique est préoccupante car elle tend à accentuer la dépendance de Maurice vers des flux de capitaux étrangers, qui sont très volatiles de nature, alors qu’en même temps, on ne peut se fier sur la consommation pour générer la croissance, compte tenu de la petite taille de notre marché et du taux relativement élevé du import content. 

Cette situation souligne l’importance des réformes audacieuses pour améliorer notre compétitivité et s'attaquer aux obstacles inhérents et structurels auxquels notre économie est confrontée afin de mobiliser l’épargne et l’investissement pour répondre à nos aspirations socio-économiques. Dans cette optique, je suis d’accord avec Éric qu’il est impératif que nous ne cédions pas à la complaisance intellectuelle et ne nous focalisions pas sur une approche Keynésienne favorisant uniquement la consommation. La qualité de la dette est importante. D’un autre côté, en vue des projets d'investissements d'envergure en cours, notre ami Éric met en lumière, dans son livre, les arguments de ceux qui tirent la sonnette d’alarme sur le niveau que la dette publique a atteint aujourd’hui, tout en faisant œuvre de pédagogie sur les déterminants et les conséquences des progressions de cet indicateur. On peut se rappeler que, conformément aux projections dévoilées dans le Medium Term Macroeconomic Framework publié par les autorités dans le cadre du budget national 2018-2019, la dette brute du secteur public devrait être ramenée au niveau réglementaire de 60 % à la fin de juin 2021. Cependant, la réalisation de ces objectifs semble être une tâche ardue, notamment si l'on tient compte de la hausse de la dette publique, qui représentait 64,5 % du PIB en décembre 2018. Le FMI en a d’ailleurs fait part à l’issue de sa récente mission de l’Article IV. Il faut tout de même souligner que la dette n’est pas mauvaise en soi. Tout est une question de niveau (généralement exprimé en point de PIB) et l’utilisation que l’on en fait. Par exemple, selon les critères du traité de Maastricht, un maximum de 60  % est recommandé. Si on s’endette pour financer l’investissement ou pour des dépenses qui sont «  ciblées et appropriées », comme l’a dit Éric dans son livre, il n’y a aucun problème en tant que tel, et ce, tant que la dette reste à un niveau acceptable. La qualité de la dette est importante.

Par contre, s’endetter pour financer des dépenses courantes n’est certainement pas souhaitable. La dette devrait idéalement servir à financer l’investissement public, à développer des systèmes d’éducation, de santé et créer des conditions propices pour soutenir la durabilité du développement économique, tout en maximisant l’effet multiplicateur sur l’activité et haussant notre productivité et nos capacités endogènes à répondre aux défis majeurs auxquels on fait face. Cela dit, il faut quand même souligner que l’impact économique et social de l’investissement public dépend essentiellement de son efficacité. L’essence du métier d’économiste. Par ailleurs, en sus de lancer le débat, le livre d’Éric met en exergue une autre idée intéressante, qui, en tant qu’économiste, je pense, mérite d’être soulignée, notamment comment promouvoir une prise de conscience générale sur les sujets d’actualité qui ont une importante dimension économique afin d’éviter la sur-simplification des débats et des enjeux économiques – des enjeux qui devraient mériter toute l’attention et la compréhension de la population, et ce malgré la complexité de ces sujets. Cela nous amène à réfléchir sur l’essence même de notre métier d’économiste. Je relisais récemment le livre de Jean Tirole, le prix Nobel d’économie 2014, intitulé Économie du Bien Commun dans lequel il parle justement du rôle social des économistes et leur influence sur l’évolution de la société.

Il soutient qu’une nation a besoin que des experts indépendants participent à la vie publique et alimentent les débats dans les instances de décision et dans les médias. Je profite donc de cette opportunité pour remercier Éric pour la valeur ajoutée que nous apportent son bouillonnement créatif et sa pensée ouverte. Je souscris aux louables initiatives qu’entreprend Éric régulièrement, pour diluer l’ésotérisme de la discipline économique et pour partager ses opinions non seulement aux initiés mais également aux néophytes afin de nourrir le débat constructif. Je crois fermement en l’importance du pluralisme des idées et des opinions, car ce que les décideurs attendent, ce n’est pas des propositions clés en main, mais un éclairage sur les différents points de vue et les différentes options possibles. Pour reprendre les mots de Pierre Alain Muet, économiste, homme politique français et un des fondateurs de Conseil d’Analyse Économique, « le meilleur service que les économistes peuvent rendre à la politique, c’est de leur présenter l’état des connaissances sur un sujet. Car gouverner c’est choisir. Et ce choix a d’autant plus de chance d’être pertinent qu’il est éclairé en amont par un débat contradictoire ». Et ce, même si Friedrich Hayek l’avait si bien mentionné en recevant son prix Nobel avec Gunnar Myrdal en 1974, lorsqu'il dit que «  l’économie est la seule discipline où deux personnes peuvent partager le même prix Nobel en racontant des choses complètement opposées ».

Je suis certain que vous partagerez mon avis sur le fait que la richesse de la discipline économique réside et se reflète dans le débat public et que la qualité de l’information, en économie comme ailleurs, est un enjeu majeur du débat démocratique. C’est précisément sur cette note que je voudrais conclure, en réitérant mes chaleureuses félicitations à Éric parce qu’il assume pleinement son métier d’économiste et pour sa contribution notable à la réflexion autour des enjeux économiques, notamment à travers cet ouvrage, qui, j’en suis sûr, ne manquera pas de connaître, à juste titre, le même succès en librairie qu’a connu son précédent livre. Permettez-moi de finir avec ce célèbre proverbe qui résume bien l’esprit du livre, qui dit: « Ce qu’on épargne en été revient fort bien en hiver ».

Source : Conjoncture (Mars/Avril 2019)
 

Par Gilbert Gnany 
Chief Economist de la Mauritius Commercial Bank

 

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