Débat

Centres de détention : quand la sécurité fait défaut

Centre de détention de Vacoas Le National Preventive Mechanism de la Commission des droits de l'homme avait visité le centre de Vacoas en décembre dernier.

Une escapade impossible sans une connivence policiers/détenus

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L’affaire Kusraj Lutchigadoo défraie la chronique. Ce présumé trafiquant de drogue, détenu au centre de Vacoas, avait quitté l’enceinte de cet établissement pénitentiaire pour une escapade nocturne en avril 2018. Cela avec la bénédiction de trois policiers en fonction. Ce cas vient s’ajouter aux affaires Hurreechurn et Kaya. Me Hervé Lassemillante, Ally Lazer et Dany Philippe déplorent le manque de sécurité dans ces centres. Ils sont d’avis que la mafia a pris le contrôle de certains centres, ayant monnayé le silence des gardiens.

Les affaires Lutchigadoo, Hurreechurn et Kaya… Trois cas différents, certes, mais qui remettent en question la sécurité dans les centres de détention du pays. Si Kusraj Lutchigadoo, arrêté pour une affaire de drogue, avait pu quitter le centre de détention de Vacoas dans la soirée du lundi 23 avril pour une virée d’une heure, l’ancien policier Arvind Hurreechurn avait, lui, été retrouvé pendu au centre de détention de Moka en octobre 2016, alors que le chanteur Kaya avait été retrouvé mort à Alcatraz en février 1999.

Les travailleurs sociaux Ally Lazer et Dany Philippe craignent que certains centres soient passés sous le contrôle de trafiquants. Me Hervé Lassemillante, du National Preventive Mechanism de la Commission des Droits de l’homme, persiste à croire qu’aucune escapade n’est possible sans une connivence de policiers.

En sa capacité de membre du National Preventive Mechanism de la Commission des Droits de l’homme, Me Hervé Lassemillante visite régulièrement les centres de détention. « Les centres de détention sont hautement sécurisés. Les policiers veillent au grain. Il est difficile qu’un détenu puisse s’évader. Les cellules ne disposent que d’une porte et d’une petite fenêtre. Des sentinelles sont postées en permanence et toute la zone est ceinturée d’un mur », dit-il.

Abordant l’escapade du suspect Lutchigadoo, Me Hervé Lassemillante pense que cela ne peut être l’affaire d’une personne. « Je ne vais pas sauter aux conclusions, mais tout porte à croire qu’il y a une connivence entre détenus et officiers de police. On entend parler de trafiquants de drogue qui exercent un contrôle dans les prisons. En ce qui concerne les suspects en cellule policière, ils n’y sont que pour quelques jours, voire quelques semaines. Y a-t-il eu des connexions antérieures ? À mon niveau, aucune piste ne me pousse à la conclusion que les centres de détention sont sous le contrôle des barons de la drogue. Mais la situation est sujette aux réflexions », explique-t-il.

Selon l’avocat, le Metropolitan Detention Centre de Port-Louis (Alcatraz) doit fermer ses portes, n’étant pas propice à accueillir des humains. « C’est un vieux bâtiment. Les lieux sont infestés de punaises et de rats. La moisissure est omniprésente. Seules trois cellules sur 15 sont couvertes par les caméras de surveillance. Je ne blâme pas les autorités, mais après la visite de janvier et décembre 2017, nous avons souligné que ce centre ne peut recevoir des suspects », dit Me Lassemillante.

Quid du centre de détention de Moka ? Me Hervé Lassemillante dit avoir noté que des caméras de surveillance ne fonctionnaient pas et que certains appareils étaient dépourvus de ‘storage capacity’ dans le disque dur. « Nous avons attiré l’attention des autorités à ce propos », précise-t-il. Ce centre dispose de 18 cellules, dont quatre pour femmes.

Le centre de détention de Vacoas a, pour sa part, été visité le 6 décembre 2017.

« Des travaux de rénovation au premier étage étaient sur le point d’être complétés à l’époque. Il y avait un problème concernant les robinets et les conduites d’eau. Cela aurait pu permettre à un détenu de se suicider. Nous avons proposé que les robinets soient remplacés. 26 officiers y sont affectés et de nouvelles caméras ont été placées et les images sont claires », soutient-il.

Anoup Goodary : « Complicité pour d’énormes gains »

Au sujet de l’escapade de Kusraj Lutchigadoo, Me Anoup Goodary est d’avis que les policiers-facilitateurs n’ont pas comploté pour rien. « Ils ont dû obtenir d’énormes gains. Mais les policiers sont des êtres humains. Le mieux serait d’implanter un système visant à empêcher les policiers à avoir l’occasion de se livrer à des actes auxquels ils ne sont pas autorisés », propose-t-il.

Notre interlocuteur fait un appel à l’Attorney General, Maneesh Gobin, pour instituer un corps indépendant, voire une commission, afin de superviser les conditions de détention des suspects. Me Anoup Goodary, qui se dit « choqué » par l’affaire Kusraj Lutchigadoo, soutient que « c’est un cas isolé. » « Si les centres étaient sous le contrôle des trafiquants de drogue, il y aurait eu plus d’escapades. Je cite le détenu Peroomal Veeren : on n’a jamais entendu dire qu’il a été l’objet d’une quelconque escapade. Peut-être que des cas ont été étouffés. Mais nous n’avons aucune preuve », dit-il. Selon Anoup Goodary, Alcatraz serait le centre de détention le plus sécurisé du pays, se trouvant aux Casernes centrales.

Me Rama Valayden : « C’est le système qui demande à être changé »

Me Rama Valayden est d’avis que c’est la gestion des centres de détention qui pose problème. « Le système doit changer et non l’individu. Il doit y avoir des protocoles clairs en termes d’accès pour les parents, médecins privés et hommes de loi. L’accès des centres de détention doit être supervisé par deux autres officiers d’une unité spécialisée. Les représentants de la Commission des droits de l’homme doivent effectuer des visites fréquentes et inopinées dans ce genre d’endroits », propose-t-il.

Rama Valayden indique toutefois que des incidents surviennent « deux ou trois fois l’an » dans les centres de détention. Mais ces incidents, précise-t-il, ne sont pas de la même amplitude que l’escapade du détenu Kusraj Lutchigadoo. Pense-t-il que ces lieux de détention soient téléguidés par des trafiquants de drogue ? « Ces centres ne sont pas gérés par des trafiquants et nous ne franchirons jamais cette phase. Maurice n’est pas encore arrivé au stade où il y a une mafia organisée. Il n’y a que des petites organisations mafieuses. Il y a un seuil que les policiers ne franchissent pas collectivement. Les avocats et les médecins n’entreront pas dans de telles transactions », dit-il.

Ally Lazer : « On a l’impression que la mafia a pris le contrôle »

Les travailleurs sociaux, Ally Lazer et Danny Philippe, estiment que la mafia a étendu ses tentacules jusqu’aux centres de détention après avoir pu acheter le silence de certains officiers. « Selon des ‘inside informations’ que nous avons obtenues, les centres de détention sont tellement gangrénés qu’ils n’ont plus leur raison d’être. Ces lieux de détention, qui n’inspirent aucune confiance, sont devenus de véritables 'recreational centres' et des espaces de loisirs depuis plusieurs années », fait ressortir Ally Lazer, président de l’Association des travailleurs sociaux de l’Île Maurice (ATSM).

Ally Lazer soutient que le scandale entourant l’escapade de Lutchigadoo «n’est qu’un cas rapporté ». Selon ses renseignements, il y aurait eu plusieurs cas qui n’auraient pas été ébruités. «Ce n’est pas la première fois qu’un détenu quitte sa cellule pour faire un petit tour. Je connais des cas où des détenus ont regagné leur domicile pour une sieste», dit-il. Et pour briser l’axe trafiquants/officiers/détenus, le président de l’ATSM propose que les suspects soient placés dans un centre contrôlé par l’Adsu.

Danny Philippe, lui, va plus loin. Les centres de détention, dit-il, sont téléguidés, peu importe si le trafiquant est en prison ou dans la nature. « Les trafiquants de drogue ont des antennes partout. Ce n’est pas la mafia qui a corrompu la police. Certains policiers sont devenus des maillons importants dans le trafic de drogue. Mais qu’ils soient en prison ou pas, les trafiquants contrôlent la situation dans les centres de détention ».

Selon lui, « l’escapade de Kusraj Lutchigadoo n’est pas un cas isolé » et « la corruption a déjà gagné cette institution ». Et d’ajouter : « L’argent facile pousse des officiers de police à trahir ». Il faut un mécanisme efficace visant à déjouer la connivence entre policiers et détenus. Danny Philippe dit s’attendre que le rapport de la commission d’enquête sur la drogue, présidée par Paul Lam Shang Leen fasse mention d’un « mécanisme visant à mieux gérer ces lieux de détention. »

Me Erickson Mooneeapillay : « Les policiers font preuve de professionnalisme »

Me Erickson Mooneeapillay estime que la gestion des centres de détention doit être revue : « Les Standing Orders de la police par rapport aux centres de détention doivent être revus. Le temps qu’un détenu passe dans un centre de détention peut favoriser une certaine familiarité avec un gardien et cela se mue en connivence. Pour briser cette familiarité, il faut un système de rotation des policiers. »

Selon l’avocat, la familiarisation peut « être due à l’appât du gain. ». L’escapade de Lutchigadoo est « un cas isolé », selon lui. Erickson Mooneeapillay ne partage pas l’avis que nos centres de détention soient contrôlés par les trafiquants de drogue. « Il ne faut pas oublier qu’un suspect est détenu pendant un lapse de temps de 21 jours. Le fait de penser que des barons de la drogue auraient une main-mise sur les centres de détention est une histoire à faire dormir debout », rétorque-t-il.

Les centres de détention, suggère-t-il, doivent être sous la garde d’un Custody Sergeant et non d’un élément de l’Adsu ou de la CID, comme c’est le cas dans les pays étrangers. « Le Custody Sergeant doit être un policier qui n’est pas impliqué dans l’enquête. Sa tâche vise à veiller au bien-être et à la détention du suspect », dit-il.

 

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