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Dev Chamroo : «Il nous faut des industries transformatives qui favorisent l’efficacité et l’innovation»

« La situation mondiale étant très dynamique et imprévisible, on ne peut pas affirmer avec certitude que le pire est passé ». Expert en entreprise, consultant et ex-haut cadre du Board of Investment (BoI), Dev Chamroo reste persuadé que nous n’avons pas encore réussi à diversifier notre économie. S’il se félicite du travail entrepris par les promoteurs du label « Made in Moris », il fait, néanmoins, observer que pour créer des produits compétitifs, « il est impératif que les fabricants mauriciens regardent au-delà de notre marché local et s’aventurent sur le marché régional et mondial ».

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Depuis fin 2022 et les premiers mois de cette année, l’économie est marquée par la reprise dans le secteur du tourisme. Quel est l’impact de cette reprise sur notre économie, notamment sur les activités connexes du tourisme ?
Les indicateurs clés, principalement les arrivées touristiques, les taux d’occupation des hôtels et les bénéfices des groupes hôteliers sont très bons, et les perspectives restent prometteuses. Le nombre de visiteurs de janvier à septembre 2023 a augmenté de 40 %, en comparaison à la même période de l’année dernière. L’objectif est que l’île Maurice atteigne son niveau d’avant la pandémie, avec une arrivée touristique de 1,4 million jusqu’à la fin de cette année. Cependant, il faut se rappeler que nous ne sommes pas les seuls dans cet espace très compétitif. Plusieurs destinations touristiques, et surtout nos principaux concurrents, ont bien réussi leurs reprises et leurs perspectives sont bonnes, sinon meilleures. Toutefois, le secteur touristique ne se résume pas qu’aux voyages et aux hôtels. C’est une industrie fédératrice qui unit plusieurs sous-secteurs, comme les chaînes d’approvisionnement locales, le shopping, la restauration, l’artisanat, le divertissement, les conférences et les expositions (MICE), les visites et excursions en plein air, entre autres. Nous n’avons pas suffisamment d’informations granulaires pour tirer des conclusions sur l’impact de la reprise. Les statistiques démontrent que nous dépendons toujours sur quelques marchés (France, Afrique du Sud, Grande-Bretagne, Allemagne et la Réunion) et que le niveau de diversification reste en général faible.  

Est-ce qu’il y a des raisons de penser que le pire est aujourd’hui derrière nous ?
La situation mondiale étant très dynamique et imprévisible, on ne peut pas affirmer avec certitude que le pire est passé. Oui, la pandémie est désormais derrière nous et le monde a appris à vivre avec cette expérience tout en gérant les crises qui surviennent. Cependant, nous ne sommes pas à l’abri d’autres problèmes qui peuvent nous affecter à court terme, comme la guerre et les troubles dans nos marchés ciblés, entre autres.

La situation mondiale étant très dynamique et imprévisible, on ne peut pas dire avec certitude que le pire est derrière nous. La pandémie est certes derrière nous et le monde a appris à vivre avec et également sortir d’une telle crise.»

La problématique de pénurie de main-d’œuvre se pose dans des secteurs tels que le tourisme, la manufacture, le bâtiment, voire le commerce. Est-ce que cette pénurie serait-elle pire qu’avant la pandémie ?
C’est effectivement le cas, et ce, pour plusieurs raisons: (a) l’émigration est le facteur numéro un – beaucoup de Mauriciens qui vont étudier à l’étranger ne reviennent pas (b) la main-d’œuvre qualifiée émigre pour prendre de l’emploi à l’étranger (c) après la Covid-19 on a vu une recrudescence d’autoentrepreneurs (d) et enfin et pas le moindre, les profils d’emplois offerts ne répondent pas forcément aux ambitions et aspirations de  nos jeunes qui intègrent le marché du travail. Cependant, il n’y a pas de quoi s’alarmer. Le marché du travail mondial est très dynamique. Notre pays ne devrait pas viser l’autosuffisance en main-d’œuvre, mais plutôt l’émergence d’un surplus de talents et de compétences. Les Mauriciens sont bien appréciés à l’étranger en raison de leurs habiletés et de leur expertise. Nous avons donc besoin d’une politique de recrutement et d’immigration propice pour recruter des étrangers dans les secteurs nécessitant un personnel approprié qui n’est pas disponible localement. Cependant, nous devons garantir que les travailleurs expatriés ne sont pas exploités. Les autorités doivent s’assurer des conditions de travail décentes, la protection des droits de l’homme et de la dignité.

Vous êtes spécialiste en PME et en production locale. Quelle évaluation faites-vous du label « Made in Moris » ?
D’emblée, je dois féliciter les promoteurs du label « Made in Moris » pour le bon travail. Cette excellente initiative a placé les produits locaux au même niveau que les produits importés sur le plan de la qualité au marché local. Une transition de mentalité était nécessaire pour « consommer local », et la pandémie de Covid-19 en a été un moteur. Je crois qu’avec la réouverture du commerce international, le label « Made in Moris » devra se renforcer pour faire face à la concurrence de nos marchés traditionnels ainsi que des nouveaux, principalement de l’Afrique, dans le cadre de l’AfCFTA. D’autre part, il est impératif de promouvoir ce label à l’étranger. 

Maurice ne devrait pas viser l’autosuffisance en main-d’œuvre, mais plutôt l’émergence d’un surplus de talents et de compétences.»

L’étroitesse du marché domestique est souvent évoquée pour les produits locaux. Quelles sont les conditions à remplir pour les vendre dans la région et sur le continent africain ? Est-ce qu’il existe des possibilités concrètes d’exploiter ces marchés ?
La petite taille de notre commerce intérieur constitue un obstacle majeur aux économies d’échelle et pour créer des entreprises et produits compétitifs à long terme. Il est impératif que les fabricants locaux regardent au-delà de notre marché local et s’aventurent sur le marché régional et mondial, plus particulièrement sur ceux qui nous offrent un traitement préférentiel, à savoir l’Union européenne, les États-Unis et l’African Continental Free Trade Area (AfCFTA). Nous devrons également explorer les opportunités en Inde, Chine, Australie et Suisse et favoriser la fabrication axée sur l’exportation plutôt que sur la substitution des importations. Les conditions préalables pour une telle démarche sont le développement et la promotion des exportations, ainsi qu’un soutien adéquat à la communauté des fabricants : intelligences des marchés, réseautage et jumelage interentreprises, accès plus souple aux financements, renforcement des capacités en matière de préparation à l’exportation ou encore normes et certifications appropriées.

Vous avez travaillé au BoI, MEDIA et Entreprise Mauritius. Comment voyez-vous la compétitivité des produits mauriciens sur le marché international et quel est le niveau des compétences locales ?
Je dois dire que la qualité des produits mauriciens est très bonne. Cependant, nos prix ne le sont pas. Aujourd’hui, la compétitivité repose sur l’intelligence économique des marchés, un approvisionnement efficace, une productivité accrue des facteurs de production, l’innovation et l’adoption des technologies, le développement des produits et une promotion dynamique. Notre communauté d’exportateurs a besoin actuellement de soutien pour les composantes citées plus haut. Il est plus que souhaitable que nos entreprises travaillent ensemble en tant que clusters plutôt qu’en solo.

Certains économistes et chefs d’entreprises font valoir que la concurrence auxquels font face nos produits et services nous dicte de produire davantage et mieux. Qu’en pensez-vous ? 
Sur le marché mondial, ce que vous produisez importe peu. En revanche, ce qui prime, c’est l’exigence du consommateur. Notre capacité de production étant limitée, nous devons nous concentrer sur la qualité, la conformité et la compétitivité. De plus, nous devons cibler les marchés qui offrent le meilleur potentiel. Nous ne pourrons jamais être l’usine du monde !

Les entreprises locales doivent créer des offres plus adaptées aux désirs et besoins des clients. Elles doivent également différencier leurs produits et services de leurs concurrents, ce qui leur permettra d’augmenter la valeur fournie et, par conséquent, de facturer un prix plus élevé aux clients.

Il faut que le (nouveau) modèle économique réponde aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux de notre temps et qui représentent une rupture avec l’état d’esprit « business as usual.»

Il a été question de consolider nos piliers économiques après les doubles chocs de la Covid-19 et de la guerre en Ukraine – dont nous ressentons encore les effets. Quels sont les nouveaux piliers porteurs d’emplois et de richesse nationale qui vous paraissent crédibles pour être développés ?
Nous sommes une économie axée sur les services, les secteurs traditionnels, à savoir l’agriculture et l’industrie manufacturière qui contribuent respectivement 3,9 % et 13,4 % au PIB. Les opportunités de croissance sont dans la fabrication à valeur ajoutée et les services pour les exportations. Certains secteurs clés sont les dispositifs et équipements médicaux, les produits pharmaceutiques et les compléments alimentaires et l’économie océanique. Des opportunités existent dans les domaines de l’énergie renouvelable et de l’efficacité énergétique, l’économie circulaire, la numérisation et les TIC, l’innovation, la recherche et le développement (l’intelligence artificielle, Big Data, Internet of Things, l’Industrie 4.0, Blockchain, FinTech, Biotechnologie) la mode et le design, la santé et le bien-être, l’éducation et la formation, la distribution et les logistiques, et les services financiers, entre autres.  

Peut-on raisonnablement décupler les salaires locaux après les crises citées afin d’enrayer la tentation d’émigrer de la part de nos compétences locales ? 
Tout d’abord, faisons une distinction entre le secteur public et privé. Le premier reste l’attraction principale de nos jeunes et nous connaissons tous la logique des salaires et des rémunérations dans le secteur public. Les salaires et rétributions dans le secteur privé sont fondés sur un calcul complexe des revenus et des dépenses qui assurent, d’abord et avant tout la survie et le développement de l’entreprise.  
Deuxièmement, Maurice ne peut pas rivaliser avec les forfaits offerts au Canada, en Australie, à Singapour, au Moyen-Orient ou en Europe. L’harmonisation ne peut se faire sans une augmentation correspondante de la productivité et de la compétitivité – qui demeure notre faiblesse.

L’émergence des BRICS et un certain réalignement des blocs économiques ne sont pas sans impact sur le commerce international. Comment doit se positionner une petite économie insulaire comme Maurice dans cette nouvelle configuration ?
D’abord, les BRICS ne sont pas encore une communauté économique. Il est donc prématuré de s’aventurer dans les accords de commerce et d’investissement BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ou les BRIC+ à partir de janvier 2024 (avec l’inclusion de l’Argentine, l’Égypte, l’Iran, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis). C’est un regroupement géopolitique très hétérogène. Maurice a été invité en tant qu’observateur au 15e Sommet des BRICS qui s’est tenu en Afrique du Sud en août 2023.

Pour l’heure, nous devrions plutôt optimiser les opportunités qu’offrent nos divers accords bilatéraux, régionaux et multilatéraux que nous avons déjà signés et qui sont en vigueur. 

Les salaires et rémunérations dans le secteur privé sont fondés sur un calcul complexe des revenus et des dépenses qui assurent, d’abord et avant tout la survie et le développement de l’entreprise.»

Quel regard portez-vous sur des projets immobiliers intégrés qui voient le jour un peu partout à travers l’île ?
C’est un modèle de développement que Maurice a choisi il y a quelques années. Bien qu’il puisse être rentable à court terme, il comporte certains défis. Le cas de la Malaisie, de Dubaï et de certains pays océaniques témoigne qu’il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier. Les enjeux sont trop élevés. L’expansion immobilière, sans une croissance et diversification adéquates, peut s’avérer risquée à long terme.

Est-ce que le Metro Express et son extension vers le milieu rural sont-ils véritablement porteur de développement, de créations d’emplois à travers le pays ?
Tout développement d’infrastructure qui améliore la connectivité et la mobilité est certainement bienvenu. La question qui demeure est la viabilité financière d’un tel investissement. Un projet de cette envergure aidera à combler le fossé rural-urbain avec des possibilités de développement rural équilibré qui apportera de nouvelles ouvertures et perspectives de travail. Les industries, les entreprises et les bureaux pourraient être installés n’importe où dans une logique de connectivité fluide.

Il a souvent été question de la part de certains politiciens de la nécessité de revoir notre modèle de développement afin d’encourager une distribution plus équitable des richesses de l’île. Est-ce que notre modèle économique serait-il devenu désuète et quelle alternative existe ?
C’est évident que l’ile Maurice ne pourra pas poursuivre sa trajectoire de croissance économique en n’optimisant que des facteurs de production et en réajustant les leviers de productivité et de compétitivité. Il est maintenant opportun de se lancer dans un nouvel ensemble d’industries transformatives qui favorisent l’efficacité et l’innovation et l’émergence de nouvelles idées à chaque niveau - des entrepreneurs, des entreprises, des secteurs et de l’économie en général. Les économies transformatives telles que le Singapour, la Corée du Sud, la Finlande, l’Estonie et l’Irlande peuvent nous servir d’inspiration.
Plus important encore, le nouveau modèle économique devrait être fondé sur la bonne gouvernance, la transparence, la redevabilité la responsabilité, l’équité, l’inclusion et le développement durable. Il faut que le modèle réponde aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux de notre temps et qui représentent une rupture avec l’état d’esprit « business as usual ». Il nous faut sonder les impacts de certaines réformes, le rôle de certaines institutions publiques, revoir notre stratégie de développement industrielle, de commerce et même de l’investissement, et miser sur l’élaboration de politiques factuelles. 

Quels sont les défis majeurs qui, selon vous, méritent l’attention des pouvoirs publics et du secteur privé à la sortie du confinement et durant les prochaines années ?
Les impératifs pour le secteur public sont d’aborder les questions de la qualité de vie, le réajustement de la  dette publique, le développement de nouvelles infrastructures, l’e-gouvernance, la lutte contre la corruption, la promotion de la méritocratie, le dialogue public-privé continu, la lutte contre la drogue, la réduction de l’inégalité des revenus, le développement de l’entrepreneuriat en mettant l’accent sur le développement des femmes et des jeunes, le développement des compétences et la création de nouvelles industries et de pôles de développement.

Le secteur privé doit résoudre les problèmes de productivité, compétitivité, élargissement des produits et des marchés, innovation et variation.

 

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