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Devesh Dukhira : «Les cultures maraichères ne doivent pas se développer au détriment de la canne à sucre»

« L’industrie cannière contribue actuellement à environ 2 % du PIB de Maurice et presque à 15 % de ses recettes d’exportation domestique », indique Devesh Dukhira, Chief Executive Officer du Mauritius Sugar Syndicate. Dans l’interview qui suit, il effectue un survol de notre industrie cannière et de ses enjeux.  Durant les deux dernières années, le cours mondial du sucre a connu des taux haussiers. Cependant, à Maurice, le secteur fait toujours face à des volumes de production en baisse, selon lui. Ce qui peut aboutir à la perte d’un   avantage concurrentiel tel que le désenclavement de l’île par rapport à des producteurs africains.

Quels sont les facteurs qui ont contribué à une augmentation du prix payé pour la tonne du sucre aux planteurs locaux ? 
Le prix ex-syndicat payé aux producteurs pour la récolte 2022 avait en effet atteint Rs 25 554 la tonne, alors qu’en 2023, il est actuellement estimé à Rs 26 600 la tonne et pourrait même être finalisé à un niveau légèrement supérieur. Nous avons, en fait, profité sur les deux dernières années d’une conjoncture exceptionnelle, notamment un cours sucrier mondial haussier, un déficit de sucre en Europe et surtout l’augmentation substantielle des coûts de production sur cette destination, déclenchée par l’invasion russe en Ukraine, qui avait fait exploser le coût de l’énergie. L’affaiblissement de la roupie a aussi eu sa part de contribution.

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Dans votre proposition pour le Budget 2024-2025, vous faites état de la diminution de terres (« area harvested ») sous culture de canne. Est-ce que cela signifie que ces terres sont en constante décroissance ?
C’est malheureusement le cas. La surface récoltée l’année dernière, selon les chiffres provisoires de la Chambre d’Agriculture, n’a été que de 35 863 hectares, par rapport à la moyenne de 43 508 hectares sur les cinq années précédentes. Je tiens à rappeler que le rapport du Multi Annual Adaptation Strategy (MAAS) 2006-15 prévoyait une baisse à 45 000 Ha, tandis que le National Biomass Framework publié par le gouvernement l’année dernière fait état d’une superficie de 40 200 Ha à être récoltée en 2023, qui devrait augmenter à 45 000 Ha jusqu’en 2030 pour assurer une alimentation adéquate de la bagasse, soit 15.9 %, pour atteindre à cette échéance les 60 % de matières de sources énergétiques renouvelables.

Quelles sont vos propositions afin que les planteurs reviennent à la culture de la canne ?
Comme pour d’autres secteurs de l’économie, les planteurs font face à un manque de main-d’œuvre, pas seulement en ce qu’il s’agit des travailleurs agricoles, mais aussi des ouvriers non agricoles, notamment des chauffeurs de camion, mécaniciens et autres opérateurs nécessitant une formation technique. Il s’agirait d’une des causes majeures de leur découragement. Cette contrainte s’est tellement accentuée que plusieurs champs de canne n’ont pu être récoltés l’année dernière, ce qui explique en partie la baisse de 8.5 % de surface récoltée de 2022 à 2023. Le gouvernement, qui en est conscient, avait annoncé la décision l’année dernière de permettre l’importation de la main-d’œuvre pour ce secteur, mais le cadre n’est malheureusement toujours pas finalisé pour faciliter cela. 

Vous avez déjà fait ressortir la nécessité d’« optimiser tous les processus de la chaîne d’approvisionnement en relation » afin de contenir les coûts de production. Est-ce que ces derniers sont-ils plus élevés à Maurice que dans les pays concurrents ?
Nous avons l’avantage à Maurice d’avoir à parcourir des distances moins importantes par rapport, par exemple, à des producteurs enclavés en Afrique, alors que les producteurs locaux sont tous regroupés autour du Syndicat des Sucres ce qui permet, avec l’économie d’échelle, de mieux optimiser ces coûts. Cependant, réagissant à votre question précédente, nous risquons de perdre cet avantage concurrentiel si la production continue à baisser. 

Je tiens également à souligner que la production annuelle, qui a chuté bien en dessous de 300 000 tonnes depuis le début de cette décennie, représente une préoccupation majeure pour les trois sucreries restantes. Elles fonctionnent en dessous de leurs capacités optimales, ce qui entraîne une augmentation du coût de production par tonne.

Est-ce que le processus de mécanisation/modernisation est-il complété dans l’industrie cannière à Maurice ? Comment les différentes catégories de personnels de ce secteur réagissent-elles face à ce processus ?
Il y a déjà eu pas mal d’investissement à cette fin sur les 20 dernières années. Premièrement, beaucoup de champs, notamment de plus gros propriétaires, ont été préparés pour permettre des récoltes mécanisées, que l’on estime actuellement à environ 65 % de la surface sous culture de la canne. Les petits planteurs ont, de leur côté, bénéficié du soutien du gouvernement sous le Field Operations Regrouping and Irrigation Programme (FORIP) pour améliorer leurs efficiences et cela concernerait environ 12 000 Ha. Par ailleurs, les usines se sont modernisées pour être premièrement plus productives et deuxièmement, en mesure de produire des sucres à valeur ajoutée, en particulier les sucres spéciaux et le sucre raffiné. Cette adaptation est néanmoins un processus continu étant donné que les exigences des marchés évoluent, que ce soit au niveau de la qualité, la sécurité alimentaire ou sur l’aspect durabilité.

Ces investissements ont sans aucun doute permis une baisse de la demande, mais, par ailleurs, à une valorisation des ressources humaines, à partir des champs jusqu’à la livraison des produits finis. Et c’est tant mieux, étant donné la disponibilité déclinante de la main-d’œuvre comme évoquée plus haut. 

Quelle part occupe Maurice sur le marché mondial du sucre et quels sont nos principaux concurrents ? Est-ce un marché stable ?
Malgré la production insignifiante de Maurice à l’échelle mondiale, soit 238 854 tonnes par rapport à la production globale estimée à 180 millions de tonnes de sucre pour l’année 2023/24, notre industrie demeure un acteur important pour les sucres spéciaux, ayant été l’un des pionniers dans ce segment de marché et se vantant toujours d’avoir la plus large gamme. Ces sucres sont actuellement commercialisés dans une soixantaine de pays, où ils sont leaders de marché. Comme ce sont des segments attrayants, la concurrence s’amplifie, venant notamment des producteurs de l’Afrique australe, de l’Amérique centrale, voire d’Asie, aussi bien que des producteurs européens de sucre de betterave qui utiliseraient des colorants pour les « déguiser » en sucres spéciaux de canne. Cela nous a poussés à repositionner les sucres de Maurice à travers un nouveau « Mauritius Sugar Label » qui repose sur différents piliers où ils peuvent se distinguer sur, notamment le goût, la naturalité, leurs valeurs nutritionnelles et même l’environnement durable sous lequel ils sont produits. Le potentiel de vente a déjà atteint les 140 000 tonnes et le Syndicat des Sucres s’est lancé dans une stratégie d’expansion de ses segments de marché pour atteindre les 180 000 tonnes.

En ce qui concerne le sucre blanc, Omnicane en raffine plus de 200 000 tonnes annuellement d’une qualité équivalente à ce qui est produit en Europe. De ce fait, en plus des atouts au niveau de la conformité aux normes de sécurité alimentaire et de durabilité, ces sucres sont très prisés en Europe et même sur le marché régional. Nous sommes par exemple l’un des principaux fournisseurs de sucre raffiné au Kenya et à Madagascar, où nous bénéficions par ailleurs d’un accès préférentiel sous la COMESA.

Avec la diversification, le secteur cannier a donné naissance à d’autres produits dérivés de la canne. Comment se portent ces marchés ?
La canne à sucre est une plante énergétique, utilisée non seulement pour le sucre destiné à la consommation, mais aussi pour la bagasse qui est utilisée pour produire de l’électricité, ainsi que la mélasse pour la distillerie d’éthanol. Au fil des temps, les producteurs ont pu percevoir leurs dus pour ces produits dérivés, surtout après l’ajustement de prix pour la bagasse par le gouvernement en 2021 pour payer l’équivalent de Rs 3.50 par KWH d’électricité. Ces coproduits comptabiliseront au moins 16 % des recettes totales des planteurs pour la campagne en cours, ce qui permettrait par ailleurs d’amortir les futures fluctuations du prix sucrier.

Ces prix doivent néanmoins être réactualisés selon les opportunités de vente ou être au moins équivalents aux matières alternatives : par exemple, le prix estimé pour la bagasse en 2021 pour l’équivalent du Heavy Fuel Oil importé nécessite une révision substantielle pour être à égalité avec les autres sources d’énergie. Il faut se rappeler que la bagasse, qui contribue actuellement environ à 11.5 % de la production nationale d’électricité, demeure une composante importante dans le National Biomass Framework. Selon les recommandations de ce rapport, sa contribution devrait accroitre par au minimum 40 % pour permettre au pays d’atteindre l’objectif fixé par le gouvernement de produire 60 % de son électricité en 2030 des sources renouvelables. 

Certaines voix s’élèvent pour exiger que des surfaces dédiées historiquement à la culture de la canne à sucre soient converties en terres pour les cultures maraichères…
La sécurité alimentaire du pays est indéniable et il faut absolument développer les cultures maraichères. Cependant il n’y a pas lieu qu’elles soient au détriment de la canne à sucre. Nous estimons qu’à ce jour au moins 10 000 Ha de terre seraient à l’abandon, qui auraient été largement suffisants pour répondre à ces besoins pour le marché local. Par ailleurs, comme évoqué plus haut, il est important de maintenir une superficie minimale de terre sous canne pour préserver la compétitivité du secteur et je crains que nous soyons déjà arrivés à un seuil critique. Je soulignerai donc l’urgence d’adopter une politique cohérente pour éviter tout effritement supplémentaire des terres sous la canne.  

Est-ce que le processus de centralisation engagé dans les années 80 a-t-il porté ses fruits ?
En anticipation de la disparition des prix garantis sous le défunt Protocol Sucre, la centralisation de l’industrie sucrière était inévitable. Elle a permis de réduire les coûts opérationnels, la rendant ainsi plus performante. Cela a été bénéfique également pour les Independent Power Producers. Par ailleurs, l’économie d’échelle qui en découle a facilité l’investissement dans la production de sucre à valeur ajoutée, une nécessité dans la stratégie commerciale que le Syndicat des Sucres a adoptée depuis l’érosion de son accès préférentiel sur son marché traditionnel.

Le sucre - à l’instar de l’industrie du tourisme - a été le pilier historique de l’économie locale. À ce jour, quelle est la contribution de ce secteur au PIB de Maurice ?
L’industrie cannière contribue actuellement à environ 2 % du PIB de Maurice et presque 15 % de ses recettes d’exportation domestique, sans compter sa contribution pour assurer la sécurité énergétique et la préservation de l’environnement. Par ailleurs, elle contribue à autant d’autres secteurs d’activité, comme le transport terrestre et maritime, le stockage, les assurances, les banques, etc. Selon une étude effectuée par la MCB, cette industrie a un « multiplier effect » de sept fois dans l’économie mauricienne.

La FAO fait ressortir que la consommation mondiale de sucre par habitant va augmenter dans les dix prochaines années sous l’augmentation des revenus dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire, mais sera en recul dans les pays à haut revenu en raison des problématiques de santé. Comment l’île Maurice se positionne-t-elle par rapport à cette perspective ?
La consommation globale augmente en effet de 1.0 -1.5% annuellement, nécessitant donc presque 2 millions de tonnes de production sucrière supplémentaire chaque année pour répondre à ces besoins. Cela démontre que le cours sucrier mondial, quoique sujet à des fluctuations, étant donné des cycles de surplus et de déficit, doit rester relativement attrayant sur le long terme pour permettre des investissements à cette fin. Quoique la stratégie du Syndicat des Sucres serait plutôt ancrée sur les sucres à plus forte valeur ajoutée, leurs prix de vente y seront également influencés, d’où la nécessité de développer ces marchés de niche dans diverses destinations et maintenir une agilité pour prendre avantage des meilleures opportunités de prix à tout moment.

Certains conglomérats engagés dans le secteur sucrier depuis l’ère précoloniale ont converti des parties de leurs terres en espaces intégrés (travail-vie-éducation-loisirs). Est-ce que cette conversion était-elle devenue inévitable ?
Compte tenu des ressources limitées à Maurice, les conversions de terre pour d’autres besoins étaient devenues inévitables. Cependant comme l’avait préconisé le rapport du MAAS, les marginal lands auraient été favorisés à cette fin par rapport aux prime agricultural lands. Comme j’ai fait ressortir plus haut, il nous faut une politique cohérente si vous voulons maintenir une industrie cannière compétitive et pérenne.

Quelle a été la contribution de l’industrie sucrière dans le soutien à certains pays africains, dont le Mozambique ? À un moment, le Mauritius Sugarcane Industry Research Institute (MSIRI) était considéré comme l’organisme de recherche mondial le plus performant après celui de Cuba. Avons-nous maintenu ce niveau ? 
Non seulement les opérateurs locaux ont investi dans des sucreries et la culture de la canne dans des pays africains, notamment au Kenya, en Tanzanie et en Côte d’Ivoire, mais de nombreux Mauriciens travaillent dans ces industries sur ce continent. Il y a également des transferts de connaissance à travers les institutions spécialisées à Maurice, telles la MSIRI ou le Regional Training Centre. La MSIRI opère désormais sous la MCIA qui s’assure qu’elle maintienne sa vocation de recherche scientifique et de développement variétal dans le domaine de la canne à sucre.

Est-ce que l’utilisation du sucre brut pour les besoins industriels est-elle en augmentation ? Et à Maurice, comment se traduit cette demande ?
Je dois souligner avant tout que l’importation du sucre roux brut est devenue nécessaire pour remplir les capacités de raffinage installées à Maurice à la fin du Protocole Sucre en 2009, alors que le bassin cannier a entretemps été en déclin. Autrement, avec un manque de matière première, il n’y aurait aucune justification économique à opérer une raffinerie localement. Donc, la quantité de sucre roux importé est sujette à la disponibilité de la quantité produite à Maurice. Elle a été d’environ 100 000 tonnes annuellement au cours des récentes campagnes. Le sucre roux importé est mélangé avec le sucre local pour se conformer aux règles d’origine avant d’être exporté vers des marchés préférentiels, l’opération devenant rentable pour toutes les parties prenantes.

La diversification dans le secteur de la canne a-t-elle donné lieu à la formation de compétences nouvelles ?
Il va de soi que de nouvelles compétences sont requises pour répondre aux besoins d’un écosystème agro-industriel en constante évolution, ayant pour principe central l’optimisation du plein potentiel de la canne pour la production sucrière, comme ressource énergétique renouvelable et aussi pour la fabrication d’engrais biologique, entre autres. La volonté d’exploiter au maximum cette plante emblématique tout en atténuant les impacts environnementaux, a donné lieu à l’émergence de nouvelles expertises techniques, notamment en matière de bioénergie, d’innovation de produits, de gestion environnementale, de pratiques de durabilité, mais également au niveau du Syndicat des Sucres, la connaissance des marchés et la gestion de la chaîne d’approvisionnement. 

Quelle serait la part du secteur cannier dans la mise sur pied d’une filière pharmaceutique et des biotechnologies à Maurice ?
La canne à sucre (Saccharum officinarum) a un potentiel émergent comme bio fabriqué pour des bioproduits de valeur. Elle peut être modifiée génétiquement pour produire des protéines spécifiques pour des médicaments, y compris des anticorps monoclonaux et des enzymes. Elle peut également produire des biopolymères tels l’acide polylactique (PLA) et le polyhydroxybutyrate (PHB), utiles dans les domaines médicaux, pharmaceutiques et environnementaux. De plus, elle peut extraire des glucides spécifiques comme le tréhalose, bénéfiques pour la stabilisation des médicaments.


 

 

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