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Jean Claude de l’Estrac : «C’est surtout une atteinte à la liberté d’expression des citoyens»

Jean Claude de l’Estrac était parmi les 44 journalistes protestataires arrêtés en 1983.

Ancien Executive Chairman d’une radio, ex-rédacteur en chef et ex-président du Media Trust, Jean Claude de l’Estrac, prend une position ferme contre les amendements proposés à la loi sur l’Independent Broadcasting Authority (IBA). Il les qualifie de révoltant.  

Les amendements proposés à l’Independent Broadcasting Authority Act font des vagues. Comment les accueillez-vous en votre capacité d’ancien Executive Chairman d’une radio ?
Avec la plus grande appréhension. Il est évident que les amendements visent à intimider les professionnels de la radio, à les menacer, à les inciter à l’autocensure, bref à brimer le droit à l’expression libre et critique. C’est extrêmement grave dans un pays où les chaînes de télévision, principaux organes de communication de masse, sont contrôlées par le gouvernement,  et où la presse écrite subit une dramatique baisse de son lectorat. Les radios libres sont aujourd’hui la voix de ceux qui n’en peuvent plus, c’est ce que le gouvernement ne veut plus entendre.

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Le gouvernement est cohérent avec lui-même ; il hait les contre-pouvoirs."

Ces amendements ne constituent-ils pas une épée de Damoclès sur les radios avec le renouvellement de la licence passant de trois à un an, les pénalités passant de Rs 100 000 à Rs 500 000 et la suspension de licence sans droit de recourir à la Cour ? N’est-ce pas arbitraire ?
Naturellement ! Ils sont arbitraires, abusifs et antidémocratiques. Les radios ne roulent pas sur l’or et les investisseurs sont rares.

 Ce projet de loi est dans le droit fil de ce qu’un autre gouvernement Jugnauth, celui de sir Anerood, avait voulu faire en 1983 contre la presse écrite avec l’introduction de la Newspaper and Periodicals (Amendment) Act. Les propositions du gouvernement avaient provoqué une levée de boucliers de toute la presse. Un sit-in mémorable des journalistes s’était tenu devant l’Hôtel du gouvernement. Les 44 journalistes protestataires avaient été embarqués par des policiers armés. Mais le mouvement avait suscité la sympathie du public. Et le gouvernement capitula éventuellement.  Les directeurs et les journalistes de la radio doivent descendre dans la rue. Courber l’échine serait une trahison de nos principes démocratiques. 

La création d’un Independent Broadcasting Review Panel est contestée surtout que le président sera nommé par le Premier ministre et les membres par le ministre de tutelle. Redoutez-vous que cette instance puisse être une arme du pouvoir contre les radios perçues comme étant « anti-gouvernement » ?
Des serviteurs de l’État, indépendants et libres, sont une race en voie de disparition. Sur la base des nominations récentes dans des institutions censées opérer en toute indépendance, on peut craindre, en effet, que ce Review Panel ne soit que la voix de son maître. Cette fois, on n’a même pas cherché à sauver les apparences. Quand le gouvernement veut faire croire à l’indépendance des institutions, il fait faire les nominations par le président de la République ; cette fois, il affiche le parti pris gouvernemental. Mais réservons notre jugement final jusqu’à la nomination des membres du panel.

À sa place, ne serait-il pas souhaitable de mettre sur pied un tribunal ? 
Je pense que les radios devraient s’organiser pour faire appel aux tribunaux de toute manière. Et même de poser la question de la constitutionnalité des amendements qui semblent mettre à mal le fonctionnement d’un État démocratique qui offre la garantie de la liberté d’expression. C’est de cela qu’il s’agit : ces amendements sont une atteinte à la liberté d’expression, pas que des journalistes, mais surtout des citoyens.

Les amendements visent à intimider les professionnels de la radio, à les menacer, à les inciter à l’autocensure."

Vous avez été rédacteur en chef et président de Media Trust... Vous devez certainement être intrigué par l’amendement qui rendra obligatoire de révéler ses sources d’information. N’est-ce pas un mauvais précédent qui pourra à l’avenir contraindre l’ensemble du corps journalistique ?
Pas intrigué mais révolté ! La protection des sources est consubstantielle au métier de journaliste. Elle est indispensable à l’exercice de la liberté d’information et du droit du citoyen de savoir. C’est la raison pour laquelle plusieurs pays en ont fait une règle de droit. Les gouvernements ne sont pas autorisés à obliger des journalistes à révéler leurs sources d’information. Le principe aujourd’hui consacré par le droit européen, par exemple, est que « le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ». La protection des sources journalistiques est considérée comme l’une des « pierres angulaires » de la liberté de la presse. 

Ce seul amendement liberticide va jeter l’opprobre sur le pays. Je gage que nous descendrons de plusieurs rangs dans le tableau de la liberté de la presse de l’organisation Reporters sans Frontières qui prépare ces jours-ci son enquête annuelle.

Est-ce un subterfuge pour décourager le citoyen et les « whistleblowers » à dénoncer des maldonnes et des cas de  corruptions ?
C’est n’est pas un subterfuge, ce sont les gros sabots de l’autoritarisme, de l’arrogance du pouvoir, de l’intolérance, de l’inculture démocratique. C’est, de plus, totalement contre-productif. Quand l’information est mise sous le boisseau, la rumeur s’empare de la place publique.

Ou encore est-ce  une stratégie pour pré-censurer les radios comme évoqué par le lecturer Rajen Narsinghen ?
C’est plus vicieux : c’est pour pousser les journalistes à l’autocensure ; ils vont avoir peur de provoquer la faillite de leur radio.

Cette démarche n’est-elle pas un paradoxe dans un pays où la Freedom of Information Act se fait toujours attendre ? 
Le gouvernement est cohérent avec lui-même ; il hait les contre-pouvoirs, il n’aime pas la freedom of information, il n’aime que ses thuriféraires. Il n’écoute que ses dimounn. N’allez pas conclure que c’est suicidaire politiquement ; électoralement parlant, c’est une stratégie qui plaît à son public. En termes de cohésion sociale, c’est désastreux, mais cela ne semble pas être la priorité du Premier ministre au-delà de quelques prétentions oratoires.

Selon l’avocat et ancien chairman de l’IBA, Ashok Radhakissoon, ce projet de loi a été calqué sur la Financial Intelligence and Anti-money Laundering Act (Fiamla). Est-ce raisonnable de s’inspirer d’une loi qui a pour but de combattre le blanchiment d’argent et le terrorisme pour rédiger un projet de loi qui doit régir le secteur de l’audiovisuel ?
Si c’est bien le cas, c’est à se rouler par terre. Dans un cas, il s’agit une loi pour traquer des bandits, dans l’autre, dans une démocratie, il s’agit de protéger le droit de savoir des citoyens. Un journaliste n’est que l’œil et l’oreille du citoyen. Il mérite protection. Même si ce droit n’est pas absolu.

Partagez-vous l’opinion de ceux qui pensent que les « penalties » administratives seraient aussi un moyen d’asphyxier financièrement les radios privées ?
Ces gens-là sont plus cyniques et tordus : ils ne veulent pas « asphyxier » les radios, ils ne veulent pas leur disparition, ils veulent juste les mettre à leur service. Il faudra des reins solides et de vraies convictions pour résister.

Pensez-vous que le gouvernement doit abandonner ces amendements comme il avait fait avec le « consultation paper » de l’Icta par rapport au contrôle sur les réseaux sociaux ?
Ce sera tout à l’honneur des journalistes, ceux de la radio comme ceux de la presse écrite, d’organiser une résistance solidaire et publique qui amène le gouvernement à la raison. Comme en 1983. Et puis, le Premier ministre devrait penser au retour de la manivelle. 

 

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