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Jean-Luc Mootoosamy : «Le gouvernement semble excessivement allergique aux voix contradictoires»

Le journaliste et directeur de Media Expertise porte un regard critique à la fois sur le gouvernement et sur l’opposition. Il critique vivement les attaques du Premier ministre et des autres membres du gouvernement contre la presse, soulignant que le rôle des médias n’est pas de se soumettre aux puissants du jour. 

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Lors de la fonction officielle dans le cadre de la Journée internationale contre l’abus et le trafic de drogue, lundi, le Premier ministre, Pravind Jugnauth, a une nouvelle fois fait la leçon à la presse. Cette fois-ci, il a reproché à la presse de parler de « climat de terreur », de relayer les allégations de « planting », de ne pas suffisamment soutenir le gouvernement dans son combat contre la drogue et de céder à la sensation. Que faut-il en conclure ?
La presse et les médias ont bon dos. Le Premier ministre leur prête des intentions, de bien grands pouvoirs d’influence. Que voudrait M. Jugnauth ? Que la presse taise ce qu’elle découvre chaque jour ? Qu’elle n’écoute plus ceux qui osent dévoiler ce qui est caché ? Que la presse dise que tout va bien alors que la drogue progresse avec une insultante facilité dans le pays ? Que les médias disent qu’il n’y a pas de peur alors que de plus en plus de Mauriciens préfèrent maintenant se taire, choisissent le silence ou chuchotent selon les sujets, pour éviter des représailles ? Voudrait-il que la presse fasse sa communication ? 

La presse a un devoir qui est de dire ce qui se passe, avec honnêteté et en suivant un protocole très strict de vérification. Cacher des choses serait être antipatriote. Et le public sait faire le tri entre les médias sérieux et ceux qui tombent dans le piège du sensationnalisme, de l’amateurisme, ceux qui utilisent leurs colonnes ou leurs antennes pour des règlements de comptes. 

M. Jugnauth semble aujourd’hui désigner les médias comme des opposants. Je lui dirais que la presse, les médias indépendants sont des partenaires du gouvernement dans une démocratie. Ce sont des partenaires critiques, indociles, qui refusent les concessions. Ils ne sont certes pas parfaits mais ils ne sont pas des paillassons. 

Le premier devoir du journaliste, selon la charte de Munich de 1971, est de « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité ». Les journalistes sont donc conscients que leur travail n’est pas chose facile.

Je me demande finalement si ce n’est pas davantage le gouvernement qui ‘feel good’ plutôt que la population»

On constate aussi que les reproches faits à la presse se multiplient du côté du gouvernement. Faut-il s’en inquiéter ?
Ce n’est pas le premier gouvernement mauricien à se comporter ainsi. Je suis quand même étonné des réactions récentes car, sur papier, ce gouvernement n’a rien à craindre. En démontrant bien que les dates d’élections sont « dan so lame », le gouvernement a aplani le terrain et il n’y a pas d’enjeu majeur, de menace sur son mandat. Donc pourquoi se soucier autant de la presse ? 

La seule explication que je trouve est que le gouvernement actuel, fait une réaction allergique excessive à des voix qu’il considère contradictoires. Il ne supporte pas le refus de se courber. Et la presse indépendante ne se mettra jamais à plat ventre. 

Ce qui est aujourd’hui préoccupant, ce sont les risques sécuritaires que ces reproches ou attaques font courir à tous les journalistes : insultes, menaces de personnes qui se disent pro-pouvoir. Il faut ajouter à cela des embusqués qui attaquent via les réseaux sociaux et des sites en ligne. Ces personnes sont tellement puissantes que rien ne semble les inquiéter. Les dépositions faites contre elles n’ont pas encore donné grand-chose. 

Les médias devraient aujourd’hui trouver les moyens de faire front face à ces reproches ou attaques. Il faudrait un mouvement collectif.

Le 23 mai dernier, le chef du gouvernement a confirmé au Parlement que le Freedom of Information Act ne figure pas au programme de ce gouvernement. Y a-t-il la nécessité d’une telle loi à Maurice ?
Oui, c’est une nécessité car cela permettrait de combattre l’opacité dans l’utilisation des moyens de l’Etat. Ce 23 mai, à l’Assemblée nationale, le Premier ministre est venu expliquer, pendant 19 longues minutes, que les moyens d’accès à l’information à la disposition du public étaient suffisants, ce qui fait qu’un Freedom of Information Act n’est pas encore à l’agenda. 

C’était pourtant une promesse de 2014, non renouvelée en 2019, et une des raisons par lesquelles l’alliance gouvernementale actuelle a pu accéder au Pouvoir il y a bientôt dix ans. Cette loi permettrait plus de transparence pour les citoyens, si elle est bien comprise et bien appliquée. Ce n’est pas juste une loi pour des journalistes. L’argument que ça coûterait trop cher n’est pas très solide, selon moi.

Au niveau de l’opposition parlementaire aussi, il n’y a pas d’engagement ferme pour promouvoir une transparence totale au niveau des affaires de l’État. Comment expliquer cette réticence ?
C’est pourtant un thème dont l’opposition parlementaire devrait se saisir car beaucoup de Mauriciens réclament de la transparence. Mais il faut aussi se rappeler que des membres de l’opposition – heureusement pas tous – n’ont pas favorisé cette transparence quand ils étaient aux affaires. Ce n’est donc pas maintenant qu’ils vont découvrir la lumière.

Certains ne semblent pas encore comprendre que le véritable changement nécessite des réformes en profondeur et ne se résume pas simplement à remplacer X par Y. Ne pas saisir cette question de transparence, ne pas démontrer un engagement ferme avec des propositions détaillées représente une occasion manquée de se démarquer et de sortir de la perception de « tous pareils ». Cela mobiliserait aussi la population qui voudra certainement contribuer à ce débat. 

Certains n’ont toujours pas compris que le changement est de présenter des réformes profondes et n’est pas juste une question d’éjecter X pour mettre Y»

Maurice ne gagnerait-il pas de s’inspirer de pays tels que la Finlande, la Suède ou la Norvège où la transparence et l’accès aux données sont maximisés ? 
C’est une question de culture politique qu’il faut construire. Cela demande des femmes et des hommes qui pensent aux autres davantage qu’à eux-mêmes. C’est un processus qui demandera du temps. 

Ce modèle scandinave a réussi à trouver un équilibre et un compromis entre l’économie de marché et le secteur public, le social. Il leur a fallu du temps et du courage politique pour y parvenir. Ces États ont réussi à placer l’intérêt du pays au-dessus de tout ce qui les divisait. Et on est loin du culte du leader, des « seat holders » de partis politiques ou d’administrations, de pseudo « petits dieux » ou des « propriétaires » de circonscriptions. 

C’est un modèle dont nous pourrions nous inspirer pour les prochaines générations. Il faut, pour cela, une véritable détermination et un réel désintéressement personnel.

Dans trois rapports distincts publiés sur une période de deux mois, le Département d’État américain a émis des critiques sévères à l’égard de Maurice. Le premier rapport, publié en avril, soulignait des « problèmes importants liés aux droits de l’homme » dans le pays, tandis que le deuxième rapport portant sur la liberté des droits civils et la liberté d’expression révélait d’importantes lacunes. Dans le troisième rapport, publié la semaine dernière et axé sur la traite des êtres humains, il est mentionné que « le gouvernement mauricien ne respecte pas pleinement les normes minimales pour l’élimination de la traite des êtres humains ». Concernant ces rapports, le Premier ministre a déclaré que les États-Unis sont mal placés pour faire la leçon à Maurice. Votre opinion sur ces prises de position de part et d’autre ? Est-ce une tactique des États-Unis liée à l’archipel des Chagos.
La fréquence et le timing de la publication de ces rapports peuvent effectivement étonner. D’autant que celui sur les droits de l’homme a été publié avant la visite de Richard Verma, le sous-secrétaire d’Etat des États Unis, à Maurice fin mai. En ce qui concerne la liberté des droits civils et de l’expression, la situation est indéniable et il existe effectivement un climat préoccupant. 

Il ne suffit pas de dire que les Etats-Unis – qui ne sont pas exempts de reproches en matière de respect des droits de l’homme – sont mal placés pour donner des leçons pour ne pas considérer ces rapports et détourner les regards. Une approche plus avisée consisterait à prendre en compte ces rapports, à en vérifier le contenu, à mener des enquêtes et à contester si nécessaire, car cela concerne également l’image du pays. Il convient d’améliorer les situations montrées du doigt et de communiquer sur les changements entrepris.

Je ne voudrais pas prêter gratuitement des intentions à l’administration américaine qui publierait ces rapports pour entamer notre légitimité sur les Chagos. Si tel était le cas, ce serait très maladroit. Ce n’est pas une situation ponctuelle à Maurice qui nous disqualifierait de nos revendications.

Au niveau de l’opposition, les choses n’avancent pas non plus. Malgré plusieurs mois de négociations, l’alliance PTr/MMM/PMSD peine à se concrétiser. Est-ce que c’est mal parti pour cette équipe ?
Quelle mauvaise série ! C’est lassant, pénible, tellement répétitif. Chaque épisode sonne comme une triste rediffusion, sans surprise. Est-ce ainsi que cette opposition espère gagner l’adhésion de l’électorat ? Tant que les discussions tourneront autour des hommes, des places, des postes, des « bout » et pas des projets, il ne faudra pas s’attendre à voir émerger la fameuse vague – que certains prétendent maîtriser. 

Je pense que dans le contexte actuel, avec peu d’espoir de voir des élections bientôt, l’opposition devrait se concentrer sur son efficacité à l’Assemblée nationale par exemple. Les députés savent comment les choses se passent, c’est à eux de ne pas trébucher. Ils devraient aussi se rapprocher davantage de la population, de ses préoccupations et être sur le terrain pour mobiliser. 

« Rupture » a aussi un sens. Quelle place pour des visages neufs ? Quelle place pour qui ne traînent pas de casseroles de toutes tailles et pourraient être vus comme modèles ? Quelle place pour ceux qui pourraient sauver cette opposition ?

Et quelle place voyez-vous pour les partis extraparlementaires ? Ne viennent-ils pas puiser dans le vivier du MMM et du PMSD ?
Aujourd’hui, on parle autant de partis extraparlementaires que parlementaires. Un phénomène qui a pris de l’ampleur depuis le naufrage du Wakashio. Ces nouveaux partis secouent également l’opposition traditionnelle. Cela apporte certes de la diversité mais ajoute parfois au folklore. 

Certains partis extraparlementaires iront forcément puiser dans les partis existants, mais je ne vois pas comment cela apportera des bouleversements politiques, surtout avec ceux qui se sont bien nourris du gouvernement actuel et qui se présentent comme les solutions miracles. 

Beaucoup de Mauriciens compétents, ceux de la fameuse « majorité silencieuse », ne demandent qu’à aider, pourraient se mobiliser. Il faut arriver à les convaincre de s’engager sur une route qui n’est pas simple, faite de nombreux risques. 

Est-ce ainsi que cette opposition veut obtenir l’adhésion de l’électorat ?»

Y a-t-il un souci d’alternative crédible pour faire face à ce gouvernement ?
Pour l’instant, on ne voit qu’un défilé d’aspirants Premiers ministres… et plus les mois passent, plus de nouveaux prétendants émergent. Cela diminue la force de frappe d’une opposition qui a de grandes ambitions face à un gouvernement déterminé à ne pas se laisser faire. 

Il nous faudrait des femmes et des hommes d’État qui dépassent le statut de chef de parti. Cela ne court pas les rues aujourd’hui. Je pense que les Mauriciens voudraient pouvoir s’appuyer sur des modèles qui feront honneur au pays, des personnes capables de faire face aux défis de notre temps, aux conséquences du changement climatique, aux instabilités qui surviennent dans le monde. 

Les Mauriciens voudraient avoir de bonnes raisons pour encourager leurs enfants à rester à Maurice plutôt que de s’expatrier. Ils voudraient avoir des femmes et des hommes d’Etat qui suscitent l’admiration de la jeunesse et agissent en faveur de projets porteurs d’espoir, permettant ainsi de lutter contre la dépendance aux drogues. Les Mauriciens sont aussi sensibles à la solidarité, à la proximité avec les plus pauvres. Ces leaders bienveillants, femmes et hommes, existent à Maurice, à Rodrigues, à Agaléga, parmi les Chagossiens et au sein de la diaspora. Mais qui leur fera de la place ?

En début de semaine, les tensions entre la police et le bureau du Directeur des poursuites publiques se sont une nouvelle fois manifestées. Ces deux camps semblent être plus divisés que jamais, alors qu’ils devraient collaborer étroitement. Quelle serait la solution à ce conflit ? On voit par ailleurs que la police a commencé à faire appel à des avocats du privé pour la représenter.
C’est un bras de fer inutile qui fragilise encore nos institutions et nuit à notre image. J’espère qu’une médiation pourra être entreprise et que le commissaire de police et le Directeur des poursuites publiques trouveront vite un terrain d’entente. Que ces hommes se parlent et que le bon sens puisse prévaloir. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle querelle ni d’une crise institutionnelle. 

Est-ce que le Budget 2023-24 a eu un impact sur la population ? Au niveau du gouvernement, l’on affirme que le « feel good factor » au sein de la population a été renforcé.
Si j’ai bien compris les débats budgétaires, la consommation serait l’unique baromètre du bien-être des Mauriciens ? L’argent, toujours l’argent ? Oui, il y a du bon dans ce budget, comme le soutien aux enfants atteints de cancer. C’est une mesure qui soulagera plusieurs familles. 

Mais la distribution de cash, notamment aux jeunes de 18 ans, pose des questions quant aux attentes d’un jeune. Voulons-nous promouvoir une politique de billets ou de projets pour notre jeunesse ? Les personnes âgées voient leur pension augmenter. Tant mieux. Mais que feront-ils de tout cet argent ? Ne pourrions-nous pas investir davantage dans des services performants, tels que des médecins à domicile, des gardes-malades, des hôpitaux accueillants, des endroits où la dignité des aînés passe en premier ? 

Suffit-il d’un budget plein de cadeaux issus des fonds publics pour faire oublier le report des municipales ? Cela reste encore une pilule amère que des Mauriciens ont été contraints d’avaler, et qui passe mal. Je me demande finalement si ce n’est pas davantage le gouvernement qui « feel good » plutôt que la population.

 

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