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Javed Bolah : «Les inégalités sociales nourrissent le ressentiment et la colère»

Les réflexions des uns et des autres se multiplient en cette année électorale. Quels sont les enjeux qui méritent d’être examinés et traités ? Javed Bolah, consultant en Reputation Management et Stratégie de communication, recense ceux qui lui paraissent prioritaires : l’hyper-dépendance au secteur du tourisme, l’érosion des valeurs humaines et la prévalence du favoritisme, une montée de la criminalité, des inégalités sociales croissantes, sans oublier le manque de transparence sur la question d’Agalega.

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Le gouvernement se félicite de la reprise économique après la pandémie de Covid, grâce aux fonds provenant de la Mauritius Investment Corporation (MIC). Est-ce que ces soutiens publics ont été réellement déterminants ?
Les données officielles affirment que ces fonds ont permis à de nombreuses entreprises mauriciennes de subsister lors de la fermeture des frontières et de l’arrêt de l’activité économique. Des mesures d’accompagnement ont également permis à de nombreux ménages de surmonter ce choc.

Cependant, des dizaines, voire des centaines d’entreprises, n’ont pas survécu. Soit, elles ne disposaient pas des actifs nécessaires pour servir de garantie pour des prêts, soit elles n’avaient pas les intentions opportunistes pour profiter des failles du système et s’enrichir. Mon marchand de dalpuri le résume si bien : « La chance sourit à ceux qui sont bien nés ».

Cette observation révèle plusieurs lacunes en matière de communication, en particulier le manque d’actions transparentes et efficaces pour contrer les allégations d’inégalité dans la distribution des soutiens.

Dans le contexte d’un pays insulaire comme Maurice, où le pouvoir est concentré entre les mains du secteur privé traditionnel (oligarques) et de la bourgeoisie d’État (anciens et nouveaux membres), le concept de démocratisation de l’économie semble être un mythe.»

Le secteur du tourisme est celui qui paraît avoir véritablement retrouvé son embellie, espérant attirer quelque 1,4 million de touristes cette année. Est-ce que tout le monde – opérateurs et travailleurs - a réellement retrouvé son compte ?
Malgré les défis rencontrés, Maurice a su se remettre du coup porté sur le tourisme. Il convient donc de saluer les efforts des autorités du tourisme et de la MTPA depuis la réouverture de nos frontières. Que ce soit en capitalisant sur le concept de tourisme de vengeance ou sur la réputation carte postale de Maurice, les chiffres sont en hausse. Toutefois, la concurrence régionale demeure féroce, avec des stratégies plus affûtées de la part de nos concurrents.

Dans ce contexte, Maurice doit prendre conscience des défis majeurs susceptibles de compromettre son attrait en tant que destination touristique sûre et distinctive : attaques de plus en plus fréquentes contre les touristes, pollution quasi-généralisée, une population de moins en moins souriante et courtoise, un comportement cupide de certains commerçants, entre autres.

De plus, les acteurs de ce secteur doivent se ressaisir et mettre en place des mesures visant à rassurer les employés potentiels quant à la stabilité de leur emploi. Le marché n’a pas oublié les licenciements abrupts dont beaucoup de professionnels du secteur ont été victimes. Ce, malgré les soutiens substantiels octroyés par l’État à certains employeurs.

Durant le confinement, des observateurs économiques et sociaux avaient appelé à une refonte de notre modèle de développement. Ce souhait vous paraît-il une question prioritaire ?
En effet, la forte dépendance du pays vis-à-vis du tourisme et la fragilité des chaînes d’approvisionnement ont été des problématiques mises en lumière pendant le confinement. Cependant, pour une économie insulaire confrontée à une diminution du pouvoir d’achat, des scandales, une montée de la criminalité, des inégalités sociales croissantes, l’érosion des valeurs, une perte du sentiment de bien-être, je permets de suggérer que l’île Maurice a besoin non pas d’un nouveau modèle de développement, mais plutôt d’un nouveau modèle de société. 

Considérez cela comme la fondation d’une maison. En investissant dans une base sociale solide, nous établissons les fondements d’une économie solide et durable : une économie forte et prospère découle inévitablement d’une société équilibrée et épanouie. 

Ce modèle de société devra impérativement être axé sur des valeurs telles que l’égalité, la justice, la transparence, l’inclusion et le respect mutuel. Pour y parvenir, il sera crucial de rassembler la population et les acteurs économiques autour de cette transformation.

Comment voyez-vous le télétravail ? Est-il compatible avec notre modèle de travail ?
Le télétravail peut effectivement aider à réduire les coûts liés aux déplacements, renforcer la flexibilité des employés, améliorer l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, entre autres.
Toutefois, le télétravail ne convient pas à tous les secteurs d’activité et présente également des défis comme la nécessité d’une communication claire et constante, la gestion des performances à distance, la préservation de la cohésion d’équipe et la lutte contre l’isolement des employés.

En même temps, le manque de compétences en matière d’étiquette en ligne devient flagrant. Les réunions virtuelles, par exemple, sont devenues des terrains propices à des maladresses qui nuisent à l’image de la personne et de l’entreprise.

Une des formations que nous proposons concerne effectivement le développement de compétences en matière d’étiquette pour assurer une image professionnelle forte et renforcer la réputation de l’entreprise. 

À l’approche des prochaines élections générales, j’ai peur qu’il existe des risques de manipulations religieuses opportunistes.»

Le gouvernement se satisfait souvent d’avoir maintenu les grands chantiers publics – dont la construction du tramway et des routes -, durant les années de contraction de notre économie. Était-ce une bonne décision ?
Au-delà des avantages potentiels en termes de développement et de création d’emplois, il est primordial d’évaluer de manière transparente si les coûts financiers et sociaux justifient les bénéfices attendus.
En ce qui concerne le tramway (Metro Express), bien que le sujet ait déjà suscité de nombreux débats, je constate que les informations sur l’impact direct de ce nouveau moyen de transport ne sont pas encore disponibles.

Je ne parle pas seulement du nombre de passagers utilisant le tramway, mais aussi de ceux qui ont abandonné leur voiture au profit du tram. Y a-t-il eu un réel changement d’habitudes ? Quel est l’impact sur la circulation à Quatre-Bornes et dans le centre-ville de Vacoas, par exemple ? De plus, quels sont les impacts sur la santé mentale des habitants et des usagers de ces régions ? Quel est l’impact du tramway sur les commerces le long du trajet du Metro Express ? Et qu’en est-il de son rôle allégué dans les récentes inondations ? Dans un contexte où les citoyens font face à de multiples défis, il est crucial que les décideurs politiques reconnaissent l’importance de l’écoute, de la transparence et de la responsabilité pour promouvoir un développement équilibré tout en préservant le bien-être de la communauté.

Maurice n’a plus connu de grands conflits sociaux depuis ces dix dernières années. Quelles en sont les raisons ?
La diversité culturelle de l’île a toujours été perçue comme une force, un trésor précieux chéri par la majorité de sa population. La plupart des Mauriciens ont su reconnaître en chaque individu une richesse à respecter et à célébrer, malgré quelques dissensions occasionnelles - ces conflits trouvant généralement leur origine dans un manque de civilité, d’égoïsme ou la prévalence du favoritisme.

À l’approche des prochaines élections générales, j’ai peur qu’il existe des risques de manipulations religieuses opportunistes. C’est pourquoi j’invite les Mauriciens à se remettre régulièrement en question. Si nous, Mauriciens, sommes aussi religieux que nous le disons, nous ferons preuve de beaucoup plus de respect envers autrui en cultivant la bienveillance et la tolérance.

En termes socio-économiques, je conseillerai à qui de droit de prêter une oreille attentive à la rue, à ses grondements. Lorsque de plus en plus de personnes se retrouvent confrontées à des difficultés économiques et à des disparités de richesse de plus en plus flagrantes, cela engendre un sentiment d’injustice et de frustration. Les inégalités sociales nourrissent le ressentiment et la colère.

Certes, des mesures existent pour lutter contre la pauvreté et les inégalités sociales. Cependant, il est essentiel de promouvoir des politiques économiques et sociales inclusives, visant à réduire les écarts de richesse et à garantir un accès équitable aux ressources et aux opportunités pour tous les citoyens.

Depuis ces dernières années et avec l’inauguration de la piste d’atterrissage à Agaléga, l’enjeu géopolitique est souvent porté au centre des débats publics. Comment l’île Maurice doit-elle axer ses relations avec ces pays traditionnels, mais aussi les puissances économiques émergentes au sein des BRICS ?
La presse internationale avance ouvertement qu’Agaléga est devenue une base militaire qui sera utilisée par l’Inde. À ma connaissance, cette allégation n’a pas été explicitement démentie par l’État mauricien, ni des mises au point n’ont été envoyées à ces médias. Si un tel accord a été effectivement conclu avec l’Inde dans l’intérêt suprême du pays, il est important que les autorités soient transparentes à ce sujet et justifient cette décision de manière rationnelle. Je ne comprends pas vraiment cette réticence, qui ne fait qu’ajouter un voile de doute sur les intentions de l’État.

Ensuite, l’île Maurice avait entamé son voyage dans le domaine international en choisissant de rester stratégiquement autonome sous l’égide du Mouvement des Non-alignés. Cependant, que ce soit accidentel ou délibéré, l’île Maurice se retrouve aujourd’hui comme un pays « multi-aligné ». Dans ces temps incertains, Maurice a établi des liens forts avec certains pays puissants, en particulier l’Inde, qui a ouvertement déclaré ses intentions de devenir un leader mondial. Cependant, compte tenu de l’importance stratégique d’Agaléga ou des Chagos, je doute que les États-Unis, le Royaume-Uni, la Chine, la Russie et la France (dans une moindre mesure) restent de simples spectateurs. La situation se complique.

En mars 2023, la Haut-commissaire indienne a été critiquée pour son ingérence dans les affaires de Maurice. Par contre, en octobre 2023, on est resté relativement silencieux sur la participation de la Haute commissaire britannique à une marche de la communauté LGBT. C’était pour célébrer une victoire légale contre l’État mauricien !

Malgré les défis rencontrés, Maurice a su se remettre du coup porté sur le tourisme. Il convient donc de saluer les efforts des autorités du tourisme et de la MTPA depuis la réouverture de nos frontières.»

En temps normal, cette ingérence dans les affaires internes du pays aurait sans doute été critiquée. À ce moment-là, il est possible que les négociations avec la Grande-Bretagne pour les deux milliards de livres sterling pour Diego Garcia étaient en cours, et l’île Maurice n’a peut-être pas souhaité compliquer les relations. Avec le récent changement au sein du gouvernement britannique, il semble que ce potentiel accord ait été suspendu. La coïncidence veut que la Grande-Bretagne n’hésite plus, aujourd’hui, à rappeler aux Mauriciens que le commerce annuel entre les deux pays s’élève à environ 40 milliards de roupies. Que faut-il comprendre ?
Par ailleurs, les États-Unis ont mis en place un mécanisme de financement pour former des journalistes et des membres du judiciaire à Maurice. La Chine, à travers certaines entreprises d’État, forme nos jeunes en informatique et en intelligence artificielle. Tout le monde souhaite exercer son influence sur les affaires mauriciennes.

Malgré tout, il est important de souligner le courage de Maurice à soutenir la Palestine depuis le début du génocide dans les territoires occupés de Gaza, malgré une présence grandissante des entités israéliennes sur nos terres. La semaine dernière, la presse internationale a salué l’action de Maurice en faveur du droit du peuple palestinien à exercer ses droits sur son territoire et à l’établissement d’un État palestinien, une demande également soutenue par la plupart des membres des BRICS. La contribution de personnes expérimentées telles que notre ambassadeur aux Nations unies, Jagdish Koonjul, et d’autres ayant une vision claire sera indispensable à cet égard.

La grande majorité de politiciens et de nos chefs d’entreprises s’accordent sur la nécessité d’employer des travailleurs étrangers dans certains secteurs, estimant que la main-d’œuvre locale est devenue trop chère…
La question de l’emploi de la main-d’œuvre étrangère dans certains secteurs est complexe et suscite des débats animés. Il est vrai que de nombreux politiciens et chefs d’entreprises soulignent la nécessité d’avoir recours à la main-d’œuvre étrangère en raison du coût élevé de la main-d’œuvre locale. Est-ce vraiment le cas ? 

Le phénomène du « brain drain », c’est-à-dire l’émigration des cerveaux, est-il lié à l’image croissante d’un pays qui manque d’opportunités (si on n’est pas dans les bons papiers de quiconque) et de méritocratie ?

Si les talents locaux ne se sentent pas valorisés et estiment que leurs compétences ne sont pas reconnues à leur juste valeur dans leur propre pays, il est naturel qu’ils soient tentés de chercher des opportunités à l’étranger où leurs talents seront mieux appréciés.

Il est donc crucial pour les autorités et les entreprises de mettre en place des politiques de rétention adéquates et communiquer de façon transparente pour expliquer les raisons derrière le recours à la main-d’œuvre étrangère, tout en soulignant les efforts déployés pour protéger les intérêts des citoyens locaux en termes d’emplois et d’opportunités.

Est-ce que vous voyez les politiciens de notre pays proposer des idées novatrices dans les différents secteurs de notre économie- dont celui relatif à l’autosuffisance alimentaire, l’intelligence artificielle, l’inadéquation entre formation et emplois disponibles, etc. ?
D’une part, comme il est de coutume lors des phases préélectorales, les politiciens ont souvent tendance à privilégier le renforcement de leur base électorale à travers des actions et des promesses populaires, au détriment des enjeux économiques à long terme. Cependant, il est indéniable que le citoyen moyen ne possède pas toujours les connaissances économiques nécessaires pour appréhender les répercussions futures pour ses enfants.

En se formant davantage sur le plan économique, les citoyens pourront davantage demander des comptes à leurs élus et faire des choix éclairés lors des élections.

D’autre part, le Fonds Monétaire International (FMI) vient de mettre en évidence le besoin urgent de recalibrer le mix des politiques macroéconomiques. Ce rééquilibrage implique une consolidation budgétaire favorable à la croissance pour reconstruire les réserves érodées et assurer la stabilité financière tout en protégeant les segments les plus vulnérables de la société.
Le ministre des Finances a du pain sur la planche.

La question de la démocratisation de notre économie a été une thématique centrale avant 2014. Comment faudrait-il agir pour que les moyens de développement équitables bénéficient à toutes les communautés de l’île Maurice ? 
Permettez-moi de sourire ! Commençons par bien comprendre : La démocratisation de l’économie vise à rendre cette dernière plus accessible et équitable pour un plus grand nombre de personnes, en assurant une répartition juste des richesses et des opportunités.

Dans le contexte d’un pays insulaire comme Maurice, où le pouvoir est concentré entre les mains du secteur privé traditionnel (oligarques) et de la bourgeoisie d’État (anciens et nouveaux membres), le concept de démocratisation de l’économie semble être un mythe. Il est difficile de garantir une redistribution équitable des richesses et, surtout, des opportunités. Par exemple, il suffit de demander aux membres de SME Mauritius ou aux entreprises non affiliées à de grandes associations s’ils ont déjà rencontré des obstacles pour entrer sur le marché, obstacles qui favorisent les entreprises établies et qui entravent l’émergence de nouveaux concurrents.

Il suffit également de leur demander comment ils vivent la domination des marchés par de grosses entreprises déjà établies, capables d’exercer une concurrence déloyale en imposant des prix plus bas ou en évinçant les nouveaux arrivants grâce à leur pouvoir financier.

L’accès aux financements, les campagnes de diffamation et de désinformation visant à discréditer les nouveaux acteurs et à les empêcher de gagner en légitimité et en popularité auprès du public font aussi partie des obstacles.

Certains vous diront qu’il n’y a aucun intérêt à rendre l’économie plus accessible à tous. Le fait que les débats autour de la démocratisation de l’économie ne sont plus d’actualité en est quasiment la preuve.

Ceci dit, il existe des moyens pour rendre le système plus juste. Il s’agit de renforcer les lois et réglementations pour limiter les monopoles et favoriser la concurrence, promouvoir la transparence en affaires, soutenir les petites entreprises et encourager la coopération entre les acteurs économiques.

 

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