Société

Rapport de la Commission Justice et vérité: la difficile mise en oeuvre des recommandations

En ce jour où nous commémorons l’abolition de l’esclavage à Maurice, nous nous sommes penchés sur le rapport et les recommandations de la Commission Justice et vérité publiés en 2011. Cinq ans après, le chemin semble très long pour voir la mise en œuvre de ces recommandations dans sa globalité. Les commissaires qui ont travaillé dessus nous en parlent. «Il reste tout à faire », lance sans ambages Jacques David. « Si 50% des recommandations ont été prises en considération, il reste des points à peaufiner » affirme l’historien Benjamin Moutou. « J’ai l’impression que des mesures ont été prises pour épater la galerie », soutient Lindsay Morvan qui a quitté la Commission avant la fin des travaux en raison de ses engagements politiques. Pour mettre tout le monde d’accord, l’historienne Vijaya Teeluck estime « que certains n’ont pas compris le sens du rapport qui, dans son ensemble, vise à un meilleur vivre ensemble de tous les Mauriciens en commençant par ceux au bas de l’échelle.» D’où les ‘difficultés’ de mettre en œuvre les recommandations du rapport comme l’estime Lindsay Morvan. La commission devait se pencher sur les conséquences de l’esclavage et de l’engagisme à Maurice. Lindsay Morvan va plus loin en arguant que «ce peu d’empressement est dû au fait que la majorité des points avancés touche les descendants d’esclaves qui, selon nos politiciens, n’ont pas un grand poids électoral/politique ». D’où le manque d’intérêt pour faire bouger le dossier/rapport qui semble dormir dans un tiroir, selon notre interlocuteur. Sollicité, le responsable de communication du vice-Premier ministre Xavier-Luc Duval indique que ce dernier fera d’importantes annonces ce lundi. Cela dans le cadre des commémorations de l’abolition de l’esclavage (voir plus loin). Toujours est-il que sur les 290 recommandations, peu sont visibles. D’où une certaine déception. Pour Vijaya Teeluck, l’importance du rapport n’a pas été comprise. « Les recommandations doivent être considérées dans leur globalité, bien comprises de ceux qui souhaitent leur miser la place», souligne-t-elle. « Il est regrettable que seuls des bureaucrates travaillent sur ce rapport alors que toute la société civile devrait être impliquée, comme le précise ce document. Il faut une synergie et la participation de toutes les parties prenantes pour que les recommandations soient vraiment appliquées. On ne peut exclure la société civile…» Vijaya Teeluck souligne que c’est l’une des conditions pour atteindre le but ultime du rapport : aller vers la réconciliation à travers la justice sociale. Ce facteur fait défaut dans notre société où les préjugés et les lobbies sont tenaces.
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Consensus politique

Pour Jacques David, le pays tout entier sortira gagnant si les recommandations du rapport CJV sont appliquées, ne serait-ce que par respect pour la population. « C’est dans un esprit de consensus politique que de nombreuses personnes ont planché sur la rédaction du rapport, après avoir été à l’écoute de la population lors des diverses auditions. Puis, le document a été déposé à l’Assemblée nationale. » Revenant sur la Commission Royale de 1909, Jacques David fait le parallèle avec l’institution de la Commission Justice et Vérité en 2009, soit 100 ans après. « Faudra-t-il encore attendre un siècle pour voir se concrétiser les recommandations de la CJV ? Il est malheureux que ces recommandations soient restées enfermées dans un tiroir depuis 2011. Les élus n’en ont pris connaissance que lorsque le rapport a été déposé sur la table de l’Assemblée…», déplore-t-il. Parmi les recommandations notables mises en place : une plus grande reconnaissance de la contribution des esclaves au développement du pays. Certains lieux ont été valorisés, dont le marché et le bassin aux esclaves à Pamplemousses, classés monuments historiques. L’expropriation des terres dans le sillage de l’abolition de l’esclavage a été prise en considération. Hélas, cette question majeure demeure un sujet délicat, alors que de nombreux cas de dépossession de terrain ont été avérés. A ce sujet, Vijaya Teeluck estime que les travaux doivent aller plus vite sur le plan légal et humanitaire. « Au lieu d’une approche du haut en bas, c’est l’inverse qu’il faudrait pour une meilleure démocratisation de la société, afin d’améliorer la qualité de la vie de la population ».
 
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Pour un musée de l’esclavage

Le vice Premier ministre Xavier-Luc Duval préside un comité interministériel sur le rapport de la Commission Vérité et Justice. Le comité a été institué en février 2015 et a travaillé à l’élaboration d’une Land Research and Mediation Unit pour la question de dépossession des terres. Dans sa déclaration à l’Assemblée nationale le 17 novembre dernier, Xavier-Luc Duval a émis son souhait de mener à bien les recommandations de la Commission Vérité et Justice, notamment la création d’un musée de l’esclavage à Port-Louis. Il a aussi évoqué la préparation d’un plan Marshal pour l’intégration et l’ « empowerment » des descendants d’esclaves et des travailleurs engagés.        
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Satyendra Peerthum: « On reconnaît la contribution des esclaves en tant que bâtisseurs de Maurice»

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Bio data

Satyendra Peerthum est historien, attaché au département des recherches de l’Aapravasi Ghat Trust Fund. Titulaire d’une maitrise en histoire, il est aussi généalogiste, numismate et collectionneur d’antiquités.

La revalorisation et la réhabilitation des descendants d’esclaves sont un processus qui prendra du temps, mais il a débuté sur des bases solides, estime l’historien Satyendra Peerthum. A quand date l’arrivée des premiers esclaves à Maurice? L’esclavage a commencé à Maurice en 1639, quand le gouverneur hollandais de l’époque, Adrian Van Der Stel débarque les trois premiers esclaves de notre histoire. Ils venaient de Batavia et d’Inde. Ils étaient pêcheurs de perles. Les premiers esclaves malgaches sont arrivés en 1641. Pendant deux siècles, de 1639 à 1839, un groupe de la population majoritaire a vécu enchaîné, déraciné de leur pays et leur famille. Maurice était l’une des 18 colonies où la traite négrière existait. Elle en comptait 70 000 esclaves, alors qu’il y en avait 800 000 dans l’Empire britannique. Que représente la commémoration de l’abolition de l’esclavage? Le 1er février est une date symbolique. Elle représente la liberté. C’est le triomphe de l’esprit humain sur l’asservissement.  Cette abolition a permis aux esclaves de réaffirmer leurs droits en tant qu’être humain. C’est la renaissance de la personne, sa résurrection sociale en opposition à sa mort sociale. Ce que beaucoup ignorent, c’est que les esclaves ont travaillé encore 1 000 jours avant que leur libération ne soit effective. Donc en fait, la véritable libération est intervenue le 1er avril 1839. Plusieurs centaines d’esclaves ont pourtant acquis leur liberté avant cette date... Effectivement. Entre 1829 et 1839, près de 10 000 esclaves avaient racheté leur liberté. Les Britanniques avaient introduit des mesures d’amélioration de la condition servile de la population. Cela permettait à un esclave de se libérer. Ce sont surtout les femmes qui le faisaient pour elles-mêmes et leurs enfants. C’était une question d’honneur. En fait, beaucoup ont préféré racheter leur liberté plutôt que d’attendre l’abolition de l’esclavage annoncée. Quelle est la différence entre l’engagé et l’esclave? Légalement, l’esclave n’était pas une personne libre, il était considéré comme un meuble. Il appartenait à un maître. Le travailleur engagé était libre. Il avait des avantages (vêtements, nourriture et facilités médicales) dont était privé l’esclave. L’engagé était rémunéré pour sa tâche. N’était-ce pas une nouvelle forme d’esclavage? Non. Contrairement à l’esclave, l’engagé était lié par un contrat de travail. Il avait une famille, était libre de pratiquer sa religion. Il était sanctionné par la loi s’il ne respectait pas les termes de son contrat. La jeune génération, descendante des esclaves, est-elle consciente de son histoire? Le paradoxe à Maurice, c’est que les jeunes veulent connaître l’histoire, mais celle-ci n’est pas enseignée comme matière à l’école. Il est malheureux, 50 ans après l’indépendance, que les jeunes Mauriciens ne sachent rien de l’histoire de leur pays. Heureusement, le 1er février, le 12 mars et le 2 novembre sont fériés. Là au moins, ils savent ce qu’on commémore, même si ce n’est qu’une connaissance superficielle. Le sujet est pourtant enseigné, non? C’est uniquement à l’Université de Maurice que l’histoire est proposée comme matière. Les pionniers sont Sada Reddy, Vijaya Teelock, Jocelyn Chan Low. Ils se sont battus pour cela, mais le problème, c’est que l’histoire devrait être enseignée dès le primaire. Il est regrettable de voir que les collégiens connaissent les personnages historiques étrangers, mais ignorent tout des noms des tribuns mauriciens. Le combat des frères Bissoondoyal est méconnu, alors qu’on connait l’histoire de Pierre Poivre, Mahé de Labourdonnais et Farquhar ! La faute à qui? Au système d’éducation. Le gouvernement n’a pas de politique cohérente quant à l’enseignement de l’histoire à l’école. Personne ne veut prendre l’initiatives de revaloriser l’aspect pédagogique de l’enseignement de l’histoire. J’ignore si le Nine-year Schooling changera cela... Je l’espère, en tout cas. Tant que l’histoire ne sera pas enseignée au primaire et au secondaire comme ‘stand alone subject’, la situation ne changera pas. On peut se gargariser de beaux discours ad infinitum, de déclarations d’intention, c’est du bla-bla-bla : au final, il y a un manque de volonté. Peut-on espérer que la situation évoluera? Ce n’est pas la priorité du gouvernement. Je suis sceptique et un pessimiste de nature. Quand on mélange l’histoire et la politique, cela tourne au vinaigre. C’est ce qui est arrivé dans le cas de la Commission Justice et Vérité. Y a-t-il vraiment un ‘malaise créole’ ? Cela dépend du point de vue. Oui, il existe mais il ne date pas d’hier. Il remonte bien loin dans l’histoire. Quand les esclaves ont obtenu leur liberté, ils ont choisi de quitter la vie économique de la colonie. De fait, ils se sont marginalisés socialement et économiquement, d’eux-mêmes. Cela a eu des répercussions sur leur vie. De nombreux descendants d’esclaves que nous avons interrogés dans le cadre des travaux de la Commission Justice et Vérité estiment que leur situation actuelle est liée à l’époque de la liberté de leurs ancêtres. D’où la réclamation de compensation. Justement, faut-il compenser les descendants des esclaves? La commission s’est exprimée à ce sujet. On peut offrir une compensation infrastructurelle, faciliter l’accès à l’éducation, assurer du travail. Toutefois, notre État-providence assure déjà beaucoup pour la section vulnérable - éducation et santé gratuites, système de pension, électricité gratuite, etc. Les Mauriciens ont la fâcheuse habitude de tout prendre pour acquis. C’est sûr, les statistiques sont alarmantes. Par exemple, le nombre de membres de la population générale dans la fonction publique. Il y a beaucoup de cas allégués de discrimination. La revalorisation des descendants des esclaves est-elle à la hauteur des souffrances endurées? Le processus de revalorisation a débuté en 1978, avec le dévoilement d’une plaque commémorative par les Verts Fraternels. A suivi en 1985, une commémoration et un colloque national. Il y a eu ensuite, en 2008, l’inscription du Morne comme patrimoine mondial et le 1er février décrété jour férié. Tout cela démontre qu’aujourd’hui, on reconnait la valeur et la contribution des esclaves en tant que bâtisseurs de Maurice, comme des guérilleros de la liberté. C’est un processus qui a débuté sur des bases solides, mais il y reste un long chemin à parcourir. Il faut encore revaloriser les sites historiques et réhabiliter la mémoire.
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