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Takesh Luckho, économiste : «Avec le modèle actuel, les travailleurs passeront à la caisse»

L’économiste Takesh Luckho analyse la hausse du salaire minimum et la compensation salariale, qui seront appliquées fin janvier. Il avertit contre l’illusion monétaire, qui veut que les gens gagnent plus, mais doivent aussi davantage dépenser pour vivre. Il demande également où le gouvernement continuera à puiser l’argent pour financer les aides aux revenus.

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Après la hausse du salaire minimum qui passe de Rs 11 075 à Rs 15 000, la compensation salariale est de Rs 1 500 à Rs 2 000, dépendant du revenu. Votre réaction ?
Cela intervient après trois années très difficiles pour les citoyens de la classe moyenne et les plus vulnérables, qui ont été appelés à faire beaucoup de sacrifices pour permettre à l’économie mauricienne d’être de nouveau sur les rails. 

Après avoir subi un taux d’inflation global de 11 % en 2022 et une perte de pouvoir d’achat conséquente – qui continue de s’accentuer malgré la baisse du taux d’inflation, en plus d’une dépréciation de la roupie de plus de 30 % en trois ans –, je pense que cette augmentation du salaire minimum et du salaire minimum garanti, ainsi qu’un paiement de la compensation salariale de Rs 1 500 – Rs 2 000 pour l’année 2023, ne sont pas une « faveur » mais un « dû » pour les travailleurs. Mais il y a aussi la question de l’inflation et de la vulnérabilité des PME. 

Pour la seule compensation salariale, l’État déboursera Rs 10 milliards à partir de janvier, alors que le privé devra débourser Rs 6,2 milliards. Ce système de compensation annuelle, destiné à compenser le retard sur l’inflation, est-il viable ? Ne serait-il pas préférable d’adopter un autre système, moins onéreux pour l’État et le privé et plus efficace pour les salariés ?
Pour commencer, il faut faire la différence entre une hausse salariale et une compensation salariale. La compensation ne sert pas à rendre la vie meilleure, mais à stabiliser le pouvoir d’achat du consommateur sur l’année et lui permettre de vivre décemment. 

Le paiement d’une compensation salariale n’est pas une pratique universelle. De nombreux pays en développement ne paient pas de compensation. Le concept de « compensation salariale » est fortement ancré dans le monde du travail à Maurice. 

L’inflation dépend des politiques monétaire et fiscale du pays. Les travailleurs ne peuvent pas « payer » pour des décisions hors de leur contrôle. Ce ne serait pas juste. 
Mais je suis d’accord que le système de calcul et de paiement de la compensation doit être reformée pour plus d’efficacité. On doit pouvoir anticiper le taux d’inflation et ajuster les salaires « en amont » et non « après effet », mettre en place une agence pour superviser les prix des produits de grande consommation, etc.

Les électeurs de 2024 ne vont pas s’attarder uniquement sur les ‘gimmicks’ ou les mesures ‘fer labous dou’»

Au salaire minimum et à la compensation salariale, il faut ajouter la CSG Income Allowance de Rs 2 000 pour ceux qui gagnent moins de Rs 25 000 et de Rs 1 000 pour ceux qui ont moins de Rs 50 000. Est-il normal que l’État continue de verser cette allocation à chaque salarié après la révision du salaire minimum et la compensation salariale, ou est-ce qu’il faut considérer tout ceci comme un « gimmick » électoral ?
On sait tous que l’année 2024 est très importante sur le plan électoral. Si l’on suit quotidiennement les médias ou les réseaux sociaux, on peut constater que la campagne est déjà lancée. Les deux camps affûtent leurs armes pour séduire l’électorat. 

L’utilisation de l’appareil d’État est, bien entendu, à l’avantage de l’alliance au pouvoir. Mais je pense que les électeurs de 2024 ne vont pas s’attarder uniquement sur les gimmicks ou les mesures fer labous dou pour décider de leurs votes. Avec la quantité d’informations en circulation dans le pays et les analyses quotidiennes dans les journaux papier ou numériques, les votants potentiels de 2024 ont de quoi approfondir leurs connaissances, scruter les diverses propositions avant de prendre leurs décisions.

Business Mauritius redoute plusieurs conséquences, dont une perte de compétitivité pour les entreprises exportatrices et une baisse de l’avantage concurrentiel sur le marché local face aux produits importés. Cette crainte est-elle justifiée ?
L’augmentation du salaire minimum et le paiement d’une compensation de Rs 1 500 à Rs 2 000 entraîneront une augmentation des coûts de la main-d’œuvre locale, ce qui peut réduire les marges bénéficiaires des entreprises et les rendre moins compétitives sur le plan international. Beaucoup d’entreprises souffrent toujours des effets de la Covid-19 et de la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Les plus vulnérables restent les PME. 

Mais il y a aussi beaucoup d’entreprises qui ont retrouvé leur santé financière de 2019. Certains se portent encore mieux, car elles font des bénéfices colossaux. Les autorités ont soutenu ces dernières avec des Stimulus Packages ou le Wage Assistance Scheme avec l’argent des contribuables/des travailleurs. Il est grand temps pour ces entreprises de « rendre la pareille ».

Risque-t-on d’assister à une accélération de la délocalisation de la production vers Madagascar, Sri Lanka, l’Inde ou le Bangladesh, entre autres ?
Oui, le risque de délocalisation existe. Souvent, les grandes entreprises cherchent à s’établir dans des juridictions où les lois (taxation et administrative) sont plus avantageuses et où la main-d’œuvre est bon marché. Les pays comme le Bangladesh ou le Sri Lanka ont certes une main-d’œuvre moins chère que Maurice, mais les gouvernements de ces pays peuvent être instables et ne garantissent pas la sécurité économique, ce qui peut entraîner des perturbations de la production. Dans un passé pas trop lointain, on a vu des perturbations politiques à Madagascar et cela a poussé des entreprises et investisseurs mauriciens à revenir au bercail. Il faut noter que Maurice est toujours en haut du classement en termes de ease of doing business. 

Si rien n’est fait en termes de mesures structurelles pour contrer la perte du pouvoir d’achat, la compensation salariale, les allocations CSG, etc. ne seront que des mesures illusoires»

Dans une interview accordée au Défi Quotidien jeudi, Maya Sewnath, vice-présidente de la SME Chambers, a exprimé sa crainte que l’on se dirige vers une mort lente des PME, avec beaucoup de fermetures à prévoir. Partagez-vous son avis ou trouvez-vous cette crainte exagérée ?
Je suis d’accord avec son analyse, qui consiste à dire que les plus vulnérables après ces hausses sont plus particulièrement les PME. Celles-ci peuvent être contraintes de licencier des employés pour réduire leurs coûts ou tout simplement mettre la clé sous la porte. Les plus touchés seront probablement les jeunes travailleurs sans expérience, les travailleurs peu qualifiés, la gent féminine ou les travailleurs des secteurs qui sont en grande difficulté. 

À court terme, les autorités devront soutenir le paiement de ces augmentations à travers des support schemes. Je constate qu’une décision a déjà été prise durant le Conseil des ministres du vendredi 8 décembre 2023.

Par contre, ce que je déplore, c’est un manque de stratégies à long-terme pour les PME à Maurice. On a souvent entendu parler du concept de « Maurice – un pays d’entrepreneurs », mais les talents locaux peinent toujours à trouver leur voix à cause d’un manque d’opportunités, du retard bureaucratique, ou d’un manque de soutien financier. Trop souvent, ces talents finissent tous par s’expatrier vers d’autres cieux.

Avec ces augmentations, faut-il craindre une explosion de l’inflation ?
Avec une injection sur la masse monétaire de presque Rs 16 milliards via le paiement de la compensation salariale, en y ajoutant les Rs 6 milliards sur l’année dues à l’augmentation du salaire minimum dans le privé, et sans oublier un probable ajustement des salaires dans la fonction publique pour rétablir l’équité, le problème de l’inflation reste entier. L’inflation, en termes de pourcentage, est sur une pente descendante, mais le problème du pouvoir d’achat et de la qualité de la vie ne s’améliore pas.

Dans une récente publication de Statistics Mauritius pour le mois de novembre 2023, l’inflation globale baisse à 7,7 %, tandis que l’inflation en glissement est à 4 %. Mais en même temps, l’indice du panier moyen de la ménagère a augmenté de 0,4 point de base – de 131,5 en octobre 2023 à 131,9 en novembre 2023. 

Selon la théorie monétariste de Milton Friedman, l’inflation est la conséquence directe d’une augmentation de la masse monétaire. S’oriente-t-on vers un cycle vicieux de l’inflation ? Le Budget 2023-24 ne propose pas de solution structurelle au problème de l’inflation autre que des allocations monétaires. Si rien n’est fait en termes de mesures structurelles pour contrer la perte du pouvoir d’achat dans le pays, la compensation salariale, les allocations CSG, etc. ne seront que des mesures illusoires. 

Est-ce que réclamer un 14e mois est encore pertinent ?
La proposition de payer un bonus supplémentaire exceptionnel en décembre 2023, c’est-à-dire le 14e mois, devait pallier la perte du pouvoir d’achat des consommateurs de la classe moyenne et des plus vulnérables durant ces dernières années après les effets de la Covid-19 et la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Avec l’augmentation du salaire minimum, le revenu minimum garanti à Rs 18 500 et une compensation de Rs 1 500, l’idée de réclamer un 14e mois va vite être mise aux oubliettes. 

Mais je pense que la proposition de ce type de bonus doit être fondamentalement débattue. Dans certaines grosses boîtes du privé, un bonus supplémentaire, dit le 14e mois, voire plus dans certaines entreprises, est déjà dans les structures des salaires. Le décaissement dépend de la performance de l’individu et de la société en question. 

Si l’on veut mettre en place un tel système dans le public ou les corps parapublics comme incentives à la performance, le débat doit inclure tous les protagonistes – les autorités, les employés et les syndicats  - afin de trouver un compromis entre performance, productivité et récompense.

La question se pose ! Comment le gouvernement va-t-il financer cette hausse du salaire minimum, payer les allocations, payer la compensation salariale et soutenir les PME ?»

Est-ce que le revenu minimum garanti de Rs 18 500 aidera ceux qui sont sortis du marché du travail à y retourner ? Cela peut-il avoir un impact sur la productivité ?
La réponse à cette question est un peu complexe. On constate une pénurie de la main-d’œuvre locale sur le marché, principalement dans les secteurs de l’hôtellerie, de la grande distribution, ou même dans des secteurs haut de gamme tels que la finance et les TIC. Ces travailleurs et professionnels ont décidé soit de se tourner vers le secteur informel ou l’entrepreneuriat, soit de tenter leur chance à l’étranger. 

Une des raisons de cet exode est le faible taux des rémunérations dans le pays. L’attractivité des salariés est toujours en faveur de l’emploi à l’étranger, mais un revenu minimum garanti de Rs 18 500 n’est pas négligeable. 

Le problème reste « l’illusion monétaire » créée par l’inflation et la baisse du pouvoir d’achat. Si l’employé voit que son « revenu réel transféré » n’a pas changé, il va être réticent à retourner sur le marché du travail ou à rester à Maurice.

Le gouvernement a mis en place une série de soutiens pour les consommateurs et les PME, en utilisant les fonds de la CSG, qui sont épuisés, et de la MRA. Le gouvernement promet aussi d’aider les entreprises au cas par cas pour la compensation salariale annoncée jeudi. Cette politique est-elle viable pour le gouvernement ? Notre économie peut-elle la supporter ?
La question se pose ! Comment le gouvernement va-t-il financer cette hausse du salaire minimum, payer les allocations, payer la compensation salariale et soutenir les PME ? Comme on le sait, les fonds du CSG accumulés pendant ces trois dernières années, qui se chiffraient autour de Rs 25 milliards, ont été épuisés. 

Il y a donc deux possibilités pour financer ces hausses et continuer avec le CSG allowance : premièrement, continuer à utiliser les cotisations du CSG comme revenu additionnel pour payer les allocations sociales, au lieu de soutenir les pensions avec, comme conséquence, une hausse du taux d’imposition de la CSG pour renflouer les caisses dans le futur. 

La deuxième possibilité est que les recettes exceptionnelles qu’a générées la MRA avec la TVA et « l’inflation tax » durant l’année fiscale soient redistribuées pour s’acquitter de ces objectifs. Avec un cycle vicieux de l’inflation, l’augmentation de la masse monétaire augmentera les prix, la TVA et « l’inflation tax » avec plus de revenus pour le gouvernement. 

En d’autres mots, avec le modèle actuel et sans mesure appropriée, ce sont les travailleurs et les consommateurs qui passeront à la caisse.

Le citoyen mauricien attend toujours plus de son gouvernement et décide souvent de lui accorder son soutien électoral, si les mesures sont avantageuses»

N’y a-t-il pas de meilleures solutions que l’interventionnisme de l’État au niveau des salaires ?
Oui, il y a toujours de meilleures solutions. La recherche économique est une discipline en constante évolution. On voit très souvent apparaître de nouveaux modèles économiques, souvent interdisciplinaires. On a des modèles basé sur le développement durable (les SDGs), le Build Back Better and Net Zero Economy, etc. 

Le Welfare State et l’omniprésence de l’État dans les décisions économiques, sociales et salariales du pays sont ancrées dans les mœurs. Le citoyen mauricien attend toujours plus de son gouvernement et décide souvent de lui accorder son soutien électoral, si les mesures sont avantageuses. Alors, pourquoi changer un système où le gouvernement en place peut avoir l’avantage sur ses adversaires en pratiquant l’interventionnisme ?

Les aides sociales devraient-elles être plus ciblées sur les personnes qui en ont le plus besoin ? Citons notamment l’allocation de Rs 2 000 pour les parents qui ont des enfants de moins de trois ans, le « one-off » de Rs 20 000 pour ceux qui ont 18 ans cette année, mais aussi la pension de retraite.
Il y a toujours un gros débat sur le targeting des mesures de soutien payées par l’État. L’équation est très complexe à résoudre. Si on veut rétablir l’équité en termes de distribution de revenus, certains observateurs sont en faveur du targeting, mais cela exclut parfois une grosse partie de la classe moyenne, qui se sent comme une vache à lait par laquelle passent le financement des mesures populistes. Ces personnes sont souvent considérées comme une masse silencieuse qui ne s’exprime qu’aux élections. 

Les décideurs politiques sont réticents à vexer cette masse silencieuse, car ils peuvent vite changer le résultat d’une élection.

Le ministre des Finances, Renganaden Padayachy, a laissé entendre à plusieurs reprises que notre économie se porte bien. Partagez-vous son point de vue ?
Oui et non ! Si l’on regarde uniquement les indicateurs macroéconomiques du pays dans sa globalité, les indicateurs sont au vert : la croissance est estimée à 7 %, la tendance de l’inflation est à la baisse, estimée à 7,1 %, le taux de chômage est à la baisse, etc. 

Mais comme je dis souvent : the devil lies in the details. Oui, la croissance est présente, mais on doit aussi analyser la qualité de cette croissance. L’inflation est à 7,7 % en novembre 2023 comparée à 10,3 % en novembre 2022, mais le panier de la ménagère coûte bien plus cher qu’en 2022. 

On ne peut pas nier que l’économie mauricienne se porte mieux que ces trois dernières années. Mais si le citoyen lambda ne ressent pas l’effet de cette reprise avec plus de pouvoir d’achat et une amélioration de la qualité de sa vie, il sera toujours insatisfait.

 

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