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Zaheer Allam, urbaniste : «Nos infrastructures sont indaptées aux défis actuels»

L’urbaniste Zaheer Allam souligne que le changement climatique n’est pas simplement une phrase à la mode, c’est notre réalité. Il déplore le fait que nos systèmes de drainage ne sont pas toujours à la hauteur. Du coup, avec tout ce béton, le sol peine à absorber l’eau de pluie.  

Une fois de plus, le pays se trouve englouti après des pluies diluviennes de quelques heures… Quelle est votre analyse de la situation ?
Cette situation met en lumière un défi majeur lié au changement climatique et à l'urbanisation. Nous sommes confrontés à des pluies de plus en plus intenses et fréquentes, tandis que l’urbanisation, parfois réalisée de manière abrupte, crée des problèmes significatifs en termes de drainage et d'absorption des eaux, rendant nos villes plus vulnérables. Il est désormais évident que nos infrastructures, conçues à une époque où le climat était différent, ne sont plus réellement adaptées pour relever ces nouveaux défis.

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Voulez-vous dire que le changement climatique y est pour quelque chose ?
Oui, absolument. On attribue souvent la responsabilité au changement climatique, bien que ce soit un sujet complexe. Cependant, ce n'est pas un phénomène récent ! Le GIEC, en tant qu'organe scientifique, alerte sur cette question depuis 1988, soit il y a plus de trente ans. Aucun responsable politique ne peut prétendre être surpris par cela. La réalité, clairement établie, souligne l'urgence d'agir.

Mais selon vous, où se situe la source du problème ?
Vous savez, nous sommes confrontés à une situation complexe. D’un côté, il y a l’impact croissant du changement climatique. C’est quelque chose que nous ne pouvons pas vraiment contrôler directement, surtout parce que notre contribution aux émissions mondiales de gaz à effet de serre est relativement faible. Cependant, cela ne justifie pas l’inaction. D’un autre côté, il y a l’urbanisation qui s’est parfois réalisée brusquement. Nous constatons des infrastructures incapables de gérer ces volumes d’eau qui s’accumulent en peu de temps. Les systèmes de drainage ne sont pas toujours à la hauteur, et avec toute cette urbanisation en béton, le sol peine à absorber l’eau de pluie. Ce phénomène n’est cependant pas spécifique à Maurice ; il touche de nombreuses villes à travers le monde.

Et vous avez toujours déploré le bétonnage massif à travers le pays…
Le bétonnage n'est qu'un facteur. Prenez l'exemple de Singapour, où malgré un espace limité et un taux de construction élevé, il parvient à gérer de fortes pluies et des volumes d'eau importants. Cela démontre clairement qu'il s'agit d'une question de bonne planification et de prévoyance. Il a su intégrer des solutions innovantes telles que des réservoirs urbains, des toits verts, des murs végétalisés, ainsi que des systèmes de drainage sophistiqués capables de gérer de grandes quantités d'eau. Ces mesures s'accompagnent d'une planification urbaine prenant en compte la capacité du sol à absorber et à gérer l'eau. Ces actions sont entreprises en amont, et il n'est pas trop tard, car il ne faut pas oublier qu'une ville ne se construit pas en quelques années.

Dans ce cas, quel devrait être le ratio bétonnage/verdures ?
Très bonne question. Mais c’est difficile à chiffrer. La règle générale serait de viser un équilibre favorisant à la fois la densité urbaine nécessaire à une ville dynamique et efficiente, ainsi que suffisamment d’espaces verts pour garantir la durabilité environnementale et la qualité de vie. Cela pourrait se traduire par un ratio privilégiant un développement urbain compact plutôt qu’horizontal, libérant ainsi davantage d’espace au sol pour les parcs, jardins et autres espaces verts. De plus, l’intégration de la verdure dans le bâtiment lui-même, par exemple avec des toits et des murs végétalisés, peut contribuer à compenser la densité du béton. Cependant, à Maurice, la densification urbaine n’est pas toujours bien accueillie, car nous avons tendance à favoriser les morcellements. Il sera essentiel de repenser cette approche afin de sérieusement envisager la densification de notre tissu urbain, en vue de réduire l'étalement urbain.

Pouvez-vous citer quelques pays où le développement sauvage est à l'origine d’un chaos total lors de ‘flash floods’ ?
Il existe de nombreux exemples de flash floods où l'urbanisation a été pointée du doigt : Manille aux Philippines, Chennai en Inde, Kinshasa en République démocratique du Congo, ou encore Séoul en Corée du Sud. C'est une scène récurrente qui risque de se poursuivre, car le taux d'urbanisation augmente à l'échelle mondiale, en tandem avec les impacts du changement climatique. En fait, on estime que près de 70% de la population mondiale vivra dans des villes d'ici 2050, et ces villes contribuent jusqu'à 80% du PIB mondial. Il est donc impératif d’adapter nos villes aux risques climatiques pour garantir à la fois la viabilité humaine et économique.

Pendant très longtemps, vous avez tiré la sonnette d’alarme sur la nécessité de prendre en considération le paysage d’autrefois et le paysage actuel lors de l’aménagement du territoire. Mais tout porte à croire que vos conseils sont tombés dans les oreilles de sourds...
C’est regrettable, mais il est souvent constaté que les intérêts économiques immédiats l’emportent sur une planification à long terme plus durable. Élaborer des plans pour notre espace ne devrait pas se limiter à une question de développement économique à court terme. Il est impératif de réfléchir sérieusement aux conséquences à long terme, que ce soit pour l’environnement, la biodiversité, ou le bien-être des futures générations. Cela nécessite une vision plus complète, plus mûre, prenant en compte l’histoire de nos paysages tout autant que leur état actuel. L’alerte a déjà été lancée ; il est maintenant essentiel d’agir, non pas à la va-vite, mais avec réflexion et anticipation.

C’est-à-dire ?
On ne peut pas simplement penser à l’économie ou à la société sans tenir compte de l’environnement. Il est nécessaire d’observer l’ensemble du tableau et de comprendre comment nos choix d’aujourd’hui influenceront demain. Il faut également prendre en compte le changement climatique. Ce n’est pas simplement une expression à la mode, c’est notre réalité. Construire des bâtiments capables de résister aux conditions climatiques extrêmes devrait être la norme maintenant. De plus, il est essentiel de protéger les zones naturelles, les forêts, les zones humides. Ces endroits sont cruciaux pour maintenir l’équilibre écologique et nous protéger des catastrophes naturelles. Il faut également privilégier l’utilisation de matériaux écologiques et intégrer les énergies renouvelables. Il est vrai que notre contribution aux gaz à effet de serre est minime à l’échelle globale, mais cela ne doit pas nous empêcher d’agir, car nos actions peuvent influencer d’autres petits États insulaires en développement (PEID). Les PEID contrôlent collectivement 30% du territoire marin, et exercent ainsi une influence importante dans le commerce mondial.

Qu’en est-il d’une mise à jour des ‘guidelines’ et d'une nouvelle politique de régénération urbaine ? 
Effectivement, plusieurs de nos documents guidant le développement datent de plus de 20 ou 30 ans. Il est impératif de les mettre à jour pour qu’ils correspondent à notre réalité climatique. Ces mises à jour sont cruciales pour s’assurer que les nouveaux bâtiments et développements soient en phase avec les défis environnementaux et les standards de durabilité d’aujourd’hui. En fait, ces documents doivent être dynamiques, car notre climat change constamment. Toutefois, si nous mettons à jour ces directives, elles n’affecteront que les nouvelles constructions et les projets à venir.
Parallèlement, il est important de se lancer dans une vague de régénération urbaine pour remettre à niveau et augmenter la résilience du parc immobilier existant. Ce processus de régénération devra transcender l'esthétique ou l’amélioration fonctionnelle des bâtiments, pour intégrer des aspects clés tels que l’efficacité énergétique, la gestion des eaux pluviales, la résistance aux phénomènes climatiques extrêmes et l'amélioration de la qualité de vie urbaine.

Quels sont les facteurs qui doivent être pris en compte lors de la mise en œuvre d’un tel processus ?
La résilience est un sujet central pour les villes d’aujourd’hui et de demain. On construit pour tenir le coup : des bâtiments qui résistent aux tempêtes, des systèmes de drainage efficaces pour les inondations, etc… Ensuite, il faut tirer des leçons de la Covid-19, où il est important d’avoir plusieurs options pour chaque service essentiel. Ainsi, si une partie du système tombe en panne, la ville continue de fonctionner. La flexibilité et l’adaptabilité sont aussi cruciales. Les choses changent, le climat, la technologie, les besoins des gens... Nos villes doivent pouvoir s’adapter à ces changements. Il faut aussi utiliser la nature, pas juste la combattre. Des parcs, des jardins, des ‘wetlands’ en ville, tout cela peut aider à gérer l’eau, la chaleur, et même améliorer la qualité de vie. Ce faisant, il est crucial d’impliquer les citadins car ce sont eux qui connaissent mieux leur environnement, et qui vont y vivre.

En tant qu’urbaniste, quels sont vos opinions sur notre système d’évacuation d'eau ?
L’instinct primaire est souvent de penser à la construction de plus de drains. Cependant, il est crucial de comprendre que les drains ne représentent qu’une partie de la solution. Je crois que la Land Drainage Authority (LDA) en est consciente, comme elle l’a mentionné dans le passé. Toutefois, nous ne pouvons pas aborder un tel programme de résilience urbaine en silo. Il est indispensable de le placer dans le cadre d’un plan plus large, de sorte que cet investissement massif puisse être réalisé en parallèle avec d’autres objectifs, tels que l’amélioration de la qualité de vie ou le redynamisme économique. Cela implique de penser la gestion des eaux pluviales non seulement en termes de prévention des inondations, mais aussi comme une opportunité de valoriser l’espace urbain. En intégrant des solutions basées sur la nature, comme les jardins de pluie ou les toits verts, et en favorisant des aménagements qui améliorent l’espace public, nous pouvons atteindre plusieurs objectifs à la fois.

Tout semble indiquer que le territoire, dans certains endroits du pays mais surtout à Port-Louis, a été aménagé sans que les cours d’eau ainsi que la topographie des régions n’aient été pris en considération. Pensez-vous qu’il faut libérer certaines régions de ses bâtiments afin de faire place à de l’espace ainsi qu’à des drains ?
Vous avez parfaitement raison. Cependant, cette démarche présente des défis pratiques de taille. Elle impliquerait de relocaliser des communautés, soulevant des questions complexes : certaines personnes voudront peut-être déménager, d’autres non, et à quel prix cela se fera-t-il ? Cette approche doit être envisagée comme un dernier recours. Même si l’idée peut rencontrer une certaine résistance au début, à long terme, cela peut conduire à une meilleure qualité de vie. Ce genre de démarche n’est pas inédit sur la scène internationale. Des mécanismes existent pour ce type de transformation, mais cela impliquera certainement un poids politique important. Si cela est considéré, il faudra que tout ce processus se fasse en étroite collaboration avec les habitants, et avec le soutien de la communauté élargie. Les espaces libérés pourront être transformés en espace civique et zones vertes conçues pour mieux canaliser les futures inondations ou absorber l’eau.

Dans ce cas, quel modèle d’urbanisation et de développement du territoire est le mieux adapté pour Maurice pour 2024 et pour les décennies à venir ?
Le modèle du SDG 11 nous offre déjà une ligne directrice. Il faut privilégier une urbanisation compacte pour préserver les espaces naturels, tout en intégrant des espaces verts et des infrastructures bleues dans le tissu urbain. La mobilité durable aidera à réduire la dépendance à la voiture et favorisera les transports en commun, la marche et le vélo qui est aujourd’hui dangereux. Ce qui est intéressant, c’est que bâtir un environnement sain, sécurisé, plus durable et résilient implique aussi des thèmes tels que la culture et le bien-être, soulignant ainsi l'importance de bien concevoir nos actions. Ce n’est pas une course à construire.

Donc, vous êtes d’avis qu’il faut impérativement revoir les espaces bâtis ?
Oui. Absolument. Il est impératif de revoir les espaces bâtis à travers un plan cohérent de régénération urbaine. Ce plan ne devrait pas se limiter à un simple aspect cosmétique pour l’embellissement, mais plutôt constituer un programme significatif de changement, soutenu par une mise à jour des guidelines actuelles. Vous savez, le GIEC a publié son intention de consacrer un rapport entier dans une future publication pour souligner l’impact du changement climatique dans les villes et son rôle dans cet effet. Les villes sont donc en première ligne, et nous savons que les choses vont empirer à mesure que les effets du changement climatique s’intensifient. Nous devons à la fois atténuer et adapter.

Et quel est votre message aux autorités ?
Il est temps d’agir avec urgence et prévoyance. Cela implique une révision de nos systèmes d’évacuation d’eau, une régénération urbaine réfléchie, et l’adoption de solutions durables. La participation des communautés locales est cruciale, tout comme la collaboration avec des experts et des organisations internationales. J’ajouterai également que certaines actions auront un poids politique, mais il est nécessaire de regarder au-delà. Comme je l’ai souvent répété, nous avons besoin d’un comité de haut niveau sur la planification future, supervisant des actions qui s’étendent sur des décennies et détachées des mandats politiques. C’est cette même réflexion qui est nécessaire aujourd’hui : des actions fortes et audacieuses, avec une continuité à travers divers mandats politiques. Le climat ne devrait pas être un enjeu politique. Au contraire, l’action climatique devrait être reconnue et soutenue par l’ensemble du spectre politique. C’est en adoptant cette vision à long terme et en transcendant les rouages politiques que nous pourrons réellement préparer nos villes à un avenir durable et résilient.

 

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