Interview

Sada Reddi: «Les Mauriciens en général n’ont pas une culture de l’histoire»

« Les travailleurs engagés, au départ une solution économique pour les propriétaires sucriers, ont, au final, été traités comme des esclaves ».
L’histoire, estime notre invité, ne se résume pas à connaître les faits. Pour l’historien, il faut aussi avoir l’esprit critique. En ce jour de célébration de l’arrivée des travailleurs engagés à Maurice, il souhaite que l’on mette l’accent sur la contribution de ces engagés dans la construction de la société mauricienne. Quelle est l’importance de cette commémoration? Cette date du 2 novembre est importante. Elle nous rappelle l’histoire du peuplement de Maurice. Les laboureurs indiens ont posé les pieds dans l’île par petits groupes, en 1825, 1829, 1830, 1831. À partir de 1834, une grande vague d’immigrants, soit  plus de 450 000, débarque. Le 2 novembre 1834 est symbolique, car à partir de cette date, le Protecteur des immigrants a commencé à compiler les arrivées. Connaître l’histoire de sa famille, de son village, de sa ville et de son pays est une nécessité vitale pour tout être humain. Les immigrants qui ont participé au peuplement du pays méritent tout notre respect. Il est important de saluer leur contribution dans la construction de l’édifice mauricien. On peut  en tirer des leçons de vies. Ce sentiment consolide le sens d’appartenance des Mauriciens à leur pays. Selon vous, les jeunes d’aujourd’hui comprennent-ils cette importance? Hélas, la majorité d’entre eux n’y attachent pas grande importance. Il y a une méconnaissance flagrante de l’histoire parmi les jeunes. Ils savent des bribes glanées à l’école primaire, voire au secondaire, mais ce n’est pas une connaissance approfondie. Ils prennent l’indépendance et la liberté pour des valeurs acquises. À leur décharge, il faut admettre qu’il n’y a pas eu de travail approfondi effectué dans ce sens. La faute à qui? Cette faute est partagée. Même à l’université de Maurice, il y a une réticence à garder l’histoire dans le cursus du département ‘humanités ‘. Même des jeunes universitaires ne saisissent pas la valeur de l’histoire. L’histoire ne se résume pas à connaître les faits. Il faut aussi montrer un esprit critique vis-à-vis des évènements. L’université doit rester vigilante pour que l’enseignement de l’histoire conserve une place importante dans le cursus. Comment faire ou refaire l’éducation des jeunes pour palier leur méconnaissance de l’histoire? Aussi longtemps qu’aucun travail approfondi n’est effectué avec et pour les jeunes, il n’y aura pas d’amélioration. Tant que les jeunes ne prendront pas conscience de l’histoire avec un grand ‘H’, ils auront une vision bien superficielle de cette commémoration. Ce n’est pas de la seule responsabilité du gouvernement ou des institutions. Les organisations culturelles et sociales ont leur part de responsabilité. Elles doivent mettre plus d’accent sur l’histoire et la contribution des travailleurs engagés à notre société. Autant pour les jeunes. Quid des moins jeunes? Les Mauriciens en général n’ont pas une culture de l’histoire. Par exemple, la commémoration du 2 novembre qui a lieu depuis des années se limite à la seule cérémonie à  l’Aapravasi Ghat. Un grand travail doit être fait dans les villages pour la transmission de cette histoire. Revenons à l’Histoire, pourquoi les Anglais avaient-ils besoin d’autant de travailleurs engagés à Maurice ? Les propriétaires d’établissements sucriers d’alors avaient anticipé l’abolition de l’esclavage. Ils prirent la précaution de faire venir des laboureurs pour remplacer les esclaves dans les champs de cannes. Durant cette même période, Maurice a connu une révolution sucrière. L’industrie en pleine expansion avait besoin de main-d’œuvre. Les propriétaires sucriers ont augmenté la superficie des terres sous plantation de cannes et ont ouvert  d’autres usines. Donc, logiquement, la croissance de cette industrie requérait davantage de main-d’œuvre. Quelles étaient les conditions de vie de ces laboureurs? Ils avaient des conditions de travail très difficiles. Ils n’étaient pas habitués à travailler de longues heures d’affilée. Ils ont dû se plier à un rythme industriel. À l’époque, le système capitaliste prédominait déjà. Ces laboureurs travaillaient beaucoup, mais gagnaient peu d’argent. Le fait qu’ils venaient d’un pays agricole et entraient dans un autre où le système de plantation se fait à l’échelle industrielle n’a pas facilité leur adaptation. C’était un rythme de travail différent pour eux. C’était donc une nouvelle forme d’esclavage? Les travailleurs engagés, au départ une solution économique pour les propriétaires sucriers, ont, au final, été traités comme des esclaves. Leurs conditions de travail étaient traumatisantes. Il n’y qu’à voir et lire les documents témoignant de leur rythme de travail, surtout en période de coupe, pour comprendre leur situation. Certains devaient porter des bottes de cannes à sucre sur leurs épaules sur plusieurs kilomètres pour gagner l’usine ! Quelle est la différence entre l’engagisme et l’esclavage? Selon le Code noir, l’esclave était la ‘propriété’ de son maître. Il était déshumanisé, il perdait l’usage de son nom, de sa religion, de sa culture et n’avait pas droit à une vie familiale. Son statut juridique était celui d’un meuble. Les esclaves ont été déracinés par la force de leurs pays d’origine. L’engagé, lui, a choisi de venir. Il était lié par un contrat de cinq ans, renouvelable. Il jouissait d’une liberté relative, pouvait rentrer chez lui en Inde s’il le voulait. Un esclave était asservi pour la vie, alors que l’engagé l’était pour un temps déterminé. Pourquoi la majorité d’entre eux ont-ils choisi de rester à Maurice si leurs conditions étaient si contraignantes? Beaucoup d’entre eux ont, entre-temps, fondé une famille. Ils se sont habitués au pays, ont reçu un lopin de terre. Ils se sont alors installés à leur compte. Le processus de  revalorisation des travailleurs engagés a-t-il été à hauteur de ce qu’ils ont enduré? Malheureusement, il n’y a pas eu de réel travail de valorisation, excepté au niveau de l’écriture de l’histoire. N’est-ce pas regrettable? Certes. Mais il faut souligner que, contrairement à la perception générale, les travailleurs engagés n’étaient pas passifs. Ils se sont révoltés à leur façon, ont milité pour leurs droits avec les moyens de l’époque. Cela explique-t-il pourquoi la Commission Justice et Vérité a reçu plus de représentations des descendants d’esclaves que des descendants d’engagés? Ce fut une excellente initiative de donner aux gens l’occasion de raconter l’histoire selon leurs expériences personnelles. Ils contribuent ainsi à éclairer le passé de notre l’île. Jusqu’à présent, notre histoire a été écrite par des historiens et des académiciens. Les descendants des immigrés ont donné moins d’importance aux travaux de la Commission Justice et Vérité, car leurs conditions de vie se sont améliorées. Si les descendants de coolies n’ont rien eu à dire à ce sujet, c’est peut-être parce que cela ne les intéresse pas. Ce qu’ils n’ont pas saisi, c’est que la structure d’exploitation mise en place dans le passé perdure encore aujourd’hui.
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